A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 69 Un mot de trop

CHAPITRE 69 Un mot de trop

Les vêpres sont terminées. Don Esteban se dirige vers la sacristie où il trouve Faustino à plat ventre par terre, essayant visiblement d’attraper quelque chose sous une lourde armoire, sous le regard très intéressé de Luisa, juchée sur un tabouret.

- Qu'est-ce qui se passe ?  Tu essaies un nouveau genre de mortification ?

- C’est ma poupée, grand père, elle est tombée sous l’armoire, explique la petite.

- Elle n’est sûrement pas tombée toute seule, grommelle Don Esteban.

Soudain, Faustino pousse un cri de victoire.

- Je l’ai !

Au prix de mille contorsions, il réussit à sortir la poupée et la tend à  Luisa, radieuse, qui le gratifie instantanément de deux gros bisous. Don Esteban soupire.

- Ma petite fille, je te rappelle que Faustino est-censé être à mon service, pas au tien. Inutile de le faire tourner en bourrique !

- Ce... ce n’est rien...padre. Elle...elle est tellement gen...gentille ! bredouille le malheureux sacristain, cramoisi.

- Ne le dis pas trop fort, elle risquerait de le croire !

Luisa lève sur son grand père des yeux angéliques.

- Inutile de prendre ton oeil de velours, Luisa, ça ne prend pas. Ce n’est pas parce que tes parents ont été appelés à la campagne par un client pour deux jours et que Clara, elle, doit   s’occuper de tes petits frères et sœurs que je vais te passer tes quatre volontés. Tu es sous ma garde, ce qui veut dire en clair que c’est à moi que tu obéis.

La petite descend de son tabouret et se blottit contre son grand père.

- Je suis tellement bien avec toi, grand père, déclare-t- elle d’une voix câline.

Don Esteban sourit, mi attendri, mi grondeur.

- Charmeuse, va, murmure -t- il. Faustino, reprend-il à voix haute, il faudrait que tu ailles me commander du vin de messe, je vais bientôt être à court. Et va bien où je t’ai dit. Là, nous n’aurons pas de mauvaise surprise.

Le sacristain obéit et dans l’église vide, Don Esteban s’accorde un peu de repos et s’assoit sur un banc.   Luisa monte aussitôt sur ses genoux.

- Dis, grand père, c’est vrai que c’est la fête des anges gardiens, aujourd'hui ? Et on en a tous un ?

-  Tous, ma chérie. Ils veillent sur nous et nous protègent dans les situations difficiles.

- Même moi, j’en ai un ?

- Surtout toi. M’est avis qu’il doit être surentraîné, le tien !

- Pourquoi ?

- Parce que même ton ange gardien ne peut pas prévoir toutes tes bêtises !

La petite fait la moue.

- Je fais pas de bêtises, proteste-t- elle, seulement...

- Seulement ?

- Ca ne marche pas toujours comme je voudrais, c’est tout.

- Tu ne crois pas que ça revient au même ?

A ce moment précis, un homme portant la grande cape des pèlerins pénètre dans l’église. Visiblement, il cherche quelqu'un et Don Esteban va aussitôt à sa rencontre.

- Je peux faire quelque chose pour vous, mon fils ?

L’homme s’incline dévotement.

- Je cherche Don Esteban, le curé de Santo Tomé.

- Et bien, ne cherchez plus, c’est moi.

Le pèlerin soupire, soulagé.

- Je dois voir un certain Placido Huerta et on m’a dit que vous sauriez m’indiquer où le trouver.

- Mais certainement. Il ne va pas tarder. Peut-être voulez-vous un rafraîchissement en l’attendant ?

- C’est que je suis assez pressé ; je suis attendu ce soir à une lieue de Tolède et je n’aimerai pas arriver trop tard.

-  Y a qu’à aller voir Placido tout de suite, suggère Luisa, il travaille à côté.

Le visage de l’homme s’éclaire.

- Ca m’arrangerait drôlement !

Don Esteban lance un regard soucieux à sa petite fille.

- C’est que je ne sais pas si je peux le déranger comme ça.

- Tu sais bien que les gardes te laissent toujours passer, insiste la petite.

Vaincu, Don Esteban hoche la tête.

-  D’accord. J’y vais. Mais il vaut mieux que vous m’attendiez ici. Que dois-je dire à Placido ?

-  Que Dieudonné le pèlerin est là et qu’il attend ses demandes.

- Bien. S’il vous plaît, si quelqu'un arrive ; dites lui que je reviens tout de suite et faites-le attendre.

- Bien sûr, padre.

-  Luisa, viens donc avec moi dans la sacristie, tu vas m’aider à me préparer.

Intriguée, la fillette le suit sans mot dire, fait rarissime !

- Je ne sais pas exactement qui est-cet homme mais je ne peux pas lui refuser ce service. Seulement tu viens avec moi.

La petite écarquille les yeux.

- Avec toi ? A la Cour ?

- N’exagérons rien.  Nous allons au bureau de Placido, pas dans les salles de réception.  Et puis, je préfère ne pas te quitter des yeux. On ne sait jamais.

Émerveillée de l’aubaine, Luisa ne relève même pas l’allusion et plisse soigneusement sa robe du plat de la main.

- Tu crois que je suis présentable ?

Don Esteban secoue la tête :

- Quelle coquette ! Pour la reine, c’est sans doute un peu juste mais pour les gardes, les domestiques et les letrados, je pense que ça ira.

Peu de temps après, un garde introduit Don Esteban au palais.  Malheureusement le jeune homme n’était pas disponible pour l’instant et ils en furent réduits à attendre patiemment dans un large couloir aux fenêtres ouvragées. Pour se distraire, la petite observe avec curiosité les allées et venues.

- Dis grand père, pourquoi ils ont tous mis leurs habits du dimanche ?

- Ce ne sont pas leurs habits du dimanche, ma chérie, c’est leur tenue normale.

La fillette écarquille les yeux.

- Avec tout cet or et ces dentelles et tout ?

- Exactement.

- Mince alors, qu'est-ce qu’ils doivent être riches !

- Très riches et même encore plus que tu ne peux l’imaginer.

Elle regarde encore autour d’elle.

- Dis donc, grand père, tu as vu comme c’est grand, ici ? On pourrait en loger, du monde !

- Je doute que le roi mette jamais son palais à ma disposition, ma chérie.

A ce moment précis, arrive un groupe d’hommes aux costumes chamarrés. L’un d’eux, très jeune, la mine hautaine, la lèvre dédaigneuse, avise Don Esteban et le dévisage effrontément.

- Avez-vous vu ce curieux spécimen, messieurs ? lance-t- il à ses compagnons. Bientôt sa soutane aura plus de reprises que de tissu !

Don Esteban se contente de lancer un regard las au jeune impudent mais   Luisa    ne l’entend pas de cette oreille.

- Ils se moquent de toi, grand père !

- Quelle importance ?  Ce sont de jeunes fous, ils ne savent pas ce qu’ils font.

Les rieurs n’ont rien entendu de l’échange et poursuivent de plus belle.

- Quand on nous dit de respecter la robe des prêtres, on ne veut certainement pas parler de celle là ! poursuit le railleur.  On laisse vraiment entrer n’importe qui ici. J’en parlerai aux gardes.

Cette fois,  Luisa ne peut se contenir et explose :

- Et alors ? Mon grand père il est sûr d’aller au Paradis, lui tandis que toi, t’iras sûrement en enfer !  Et tout droit encore, espèce de malfaisant !

Sous l’insulte, le jeune homme blêmit. Don Esteban tente d’apaiser sa petite fille.

- Calme- toi, Luisa et tais-toi. Ca n’en vaut pas la peine.

Incrédule, l’insolent fixe un instant la petite.

- C’est bien moi que tu as traité de malfaisant ? demande -t- il d’une voix blanche.

- Pourquoi ?  Y a un autre crétin dans le coin ?

Furieux, il tire à moitié son épée mais Don Esteban s’est levé d’un bond, s’est placé devant la fillette et tient fermement sa canne à deux mains.

- Le premier qui la touche prendra une raclée dont il se souviendra, gronde-t- il.

L’autre se raidit.

- Sais -tu bien à qui tu parles, manant ?

- Peu m’importe. Je ne discute pas avec les lâches qui veulent s’attaquer aux enfants.

Plusieurs jeunes gens se détachent du groupe.

- Venez, Albe, ils ne méritent pas votre attention.

- Vous avez raison, déclare-t- il avec une moue méprisante. Je n’ai pas à me colleter avec la populace. Je les ferai bâtonner par mes gens.  Je saurai bien vous retrouver !

- Je le connais, intervient un autre, c’est le curé de Santo Tomé, un excentrique.

- Et bien, poursuit Albe, je vais le guérir de son excentricité ! Et sans tarder encore !

Et sans plus un regard, tout vibrant de colère contenue, il s’éloigne avec ses compagnons.  C’est le moment que choisit Placido pour arriver enfin.

- Papa ! Quel bon vent t’amène ? Bonjour   Luisa   .

- J’ai plusieurs choses à te dire.

Une fois dans le petit bureau, porte bien close, Don Esteban s’assoit en face de son fils.

- D’abord, un certain Dieudonné le pèlerin est à l’église. Il parait que tu dois lui donner des instructions ou des conseils.

Le visage du jeune homme s’éclaire.

- Il est enfin arrivé. Je commençais à désespérer.

- De quoi s’agit-il ?

- C’est pour Clara, soupire Placido. Toujours cette histoire de stérilité. On lui a dit que les prières de Dieudonné étaient très efficaces et qu’il pouvait mieux qu’un autre, intercéder auprès de Notre Seigneur. Bref, elle m’a supplié de faire appel à lui. Il est à l’église ?

- Oui et il faudrait que tu ailles le voir tout de suite, si possible car il est attendu ce soir à une lieue de Tolède, m’a-t- il dit.

- Ca tombe bien, j’ai fini.  Je te suis.

Mais Don Esteban a la mine si embarrassée que Placido s’inquiète :

- Il y a autre chose ?

Don Esteban hésite un instant mais Luisa est très occupée à regarder par la fenêtre, un peu plus loin et, à voix basse, il raconte à son fils l’incident. Le jeune homme se rembrunit.

- C’est  Alvarez de toledo, comte d’Albe. Je le connais.  Très jeune, terriblement imbu de lui même et vindicatif en conséquence. Je l’ai vu battre comme plâtre un serviteur qui l’avait à peine frôlé. Je crains que l’affaire ne soit sérieuse.

- Je le crains aussi.

- Il ne faut pas que tu rentres chez toi. Il t’a reconnu, il peut t’envoyer sa valetaille, gros bras et compagnie. Et puis, il y a la petite.

- Mais où veux- tu que j’aille ? Je ne veux mettre personne en danger. Je le crois capable de tout.

Placido réfléchit un instant.

- Il y a un endroit où il n’osera pas aller : chez Don Alejandro. Demande-lui asile pour la nuit. Là bas vous serez tous deux en sécurité.

Don Esteban hoche la tête.

- C’est une idée. Mais il faut y aller et ce n’est pas tout prêt. S’ils nous attaquaient en route ?

- Et alors, depuis quand manques tu de gardes du corps ? demande Placido, malicieux. 

Don Esteban fixe un instant son fils et son visage s’éclaire.

- Placido, mon garçon, tu me surprendras toujours. Tu es plus rusé que dix renards.

- L’habitude des intrigues de cour, assure le jeune homme. Je t‘accompagne à l’église, tu préviens qui de droit et on avise.

- C’est ça, on avise.

Don Esteban prend fermement Luisa par la main et en sortant du palais, jette un coup d’oeil prudent sur la place. Mais rien. Ils se trouvent bientôt à Santo Tomé. Don Esteban interpelle un gamin qui joue dans la rue.

- Petit, va donc me chercher Manuel et Diego, c’est urgent !

Le gamin hoche la tête et part en gambadant. Quelques instants après, les jeunes gens rejoignent le prêtre, un peu inquiets et celui ci leur raconte l’incident. Devant leur mine soucieuse, Luisa s’inquiète à son tour.

- C’est-ce que j’ai dit au grand type qui se moquait de toi, grand père ? J’ai fait quelque chose de mal ?

Don Esteban la prend dans ses bras et l’embrasse.

- Ne crains rien, ma chérie. Il ne nous arrivera rien.

- Mais c’est de ma faute si t’as peur ? insiste la petite.

Don Esteban soupire.

- De toute façon, assène Diego, tous ces seigneurs, c’est crapules et compagnie. Ne t’en fais pas, Luisa, c’est pas eux qui vont gagner.

- Ils feront pas de mal à grand père ?

- Il ferait beau voir !  s’exclame Manuel. Le jour où on laissera quelqu'un faire du mal à Don Esteban, je me fais moine pour expier !

- Tu ferais une jolie recrue, plaisante Don Esteban.

Ils éclatent de rire. Un peu rassurée, Luisa se blottit contre son grand père.

- Bien, dit Manuel, dressons nos plans. D’abord, Diego, tu vas accompagner Don Esteban et   Luisa    chez Don Alejandro.  Après, on va poster des hommes chez tous ceux que ce malfaisant pourrait avoir l’idée d’attaquer. On ne sait jamais.  Des fois qu’il voudrait vous intimider.

Il réfléchit un instant.

- Seulement, pour que mon plan marche, il ne faut pas qu’on sache que vous êtes à l’abri. Il faut absolument qu’ils croient que vous n’avez pas quitté Santo Tomé.

Son regard croise celui de Diego. Ils sourient.

- Tu as la même idée que moi ?

- Je crois bien. Dites moi, padre, poursuit Manuel, dans vos hardes, vous avez bien un grand manteau de femme et des vêtements d’enfants, de petit garçon, je veux dire ?

- Je dois avoir ça, oui. Mais pourquoi ?

Mais   Luisa    a compris avant lui :

- On va se déguiser ? demande -t- elle, les yeux brillants.

- Exactement, réplique Diego, Seulement, pour toi, le plus difficile ça va être de te déguiser en garçon silencieux. Il s’agit de ne pas de faire remarquer. Alors, tu te tais !

Très sérieuse, la petite hoche la tête.

- Je sais. Il faut sauver grand père des méchants.

- C’est ça.

Don Esteban secoue la tête.

- Je vais être parfaitement ridicule si on me reconnaît.

- Mieux vaut être ridicule que mort, assène Diego. Et vous savez très bien que c’est la seule solution. Allez-vous habiller tous les deux. Et rapportez- nous une soutane.

- Une soutane ? répète Don Esteban

- Il faut bien que quelqu'un joue votre rôle, non ?

Puis il se tourne vers Placido.

- Toi, il faudrait que tu préviennes Rafael, Lila,  Ana, Matteo et ta femme de se tenir sur leurs gardes. On va mettre des hommes en faction autour de leur maison. Qu’ils ne s’inquiètent pas s’ils se sentent suivis ou surveillés. Et motus.

- Compris.

Au bout d’un moment, Don Esteban et sa petite fille reviennent, méconnaissables.  Les jeunes gens répriment à grand peine une forte envie de rire.

- Attention à ne pas trop lancer d’œillades assassines, padre, lance Diego.

- Toi, méfie toi, gronde le prêtre, j’ai gardé ma canne sous ma mante !

- Vous allez former une famille très respectable, ajoute Manuel. Et toi Luisa   , pas un mot et surtout pas de « grand père ».

- Je n’ouvrirai pas la bouche, promis, assure-t- elle sous les regards dubitatifs des adultes.

Fait extraordinaire, elle tint parole et après bien des tours et des détours, des craintes et de fausses alertes, ils furent bientôt à l’abri chez Don Alejandro, où Doña   Sol les accueillit à bras ouverts, scandalisée par l’incident.  Pendant ce temps, un nouveau prêtre prenait possession de l’église, aidé d’un sacristain fort peu orthodoxe mais qui allait se révéler très utile.  Posté à la fenêtre de la sacristie, Manuel tente de percer l’obscurité et scrute la place avec attention.

- Et s’ils ne venaient pas cette nuit ? murmure-t- il à Diego

- Ca, ça m’étonnerait, réplique son ami. Ces grands là, ça ne laisse jamais refroidir la moindre piqûre d’épingle. A croire qu’ils ont peur que ça les dégonfle !

- Tu as raison. De toute façon, Giacomo est perché dans le clocher et il nous préviendra.



24/03/2009
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