CHAPITRE 15 De l’utilité du papier pour allumer un feu
CHAPITRE 15 De l’utilité du papier pour allumer un feu
Le soleil d’avril
est déjà chaud et les promeneurs profitent de la douceur de la matinée. Sur le
Zocodover, place et poumon de Tolède, dames et cavaliers, paysans et artisans
se promènent nonchalamment. Les rues avoisinantes grouillent de monde, elles
aussi et il est bien difficile de s’y frayer un passage. Un jeune homme retenu
derrière un char à bœufs mal engagé dans la ruelle étroite prend vaillamment
son mal en patience. La trentaine, de taille moyenne, le regard vif, il arbore
une petite barbe courte, la robe noire et le bonnet carré des juristes et
semble soucieux.
Enfin, le char arrive à s’extraire de
la ruelle et le jeune homme peut reprendre sa marche. Bientôt il arrive dans
une petite rue presque déserte, très sombre, qu’égaient seulement une fontaine
aux rebords moussus et un banc de pierre. Il s’approche de la fontaine et se
rafraîchit avant de s’asseoir sur le banc, observant les passants. D’abord
c’est un gamin aux boucles noires qui poursuit une fillette un peu plus jeune
« Rends- moi ma toupie ! » hurle-t- il d’une voix aigrelette. Puis un
porteur d’eau avec son âne qui bute sur les pierres inégales. Une femme aux
formes généreuses, portant à bout de bras deux énormes paniers débordant de
légumes et de paquets divers, s’arrête un instant à la fontaine et avale
goulûment l’eau fraîche avant de reprendre sa route. Une jeune femme à la silhouette fragile, un
panier vide au bras, apparaît à l’autre bout de la rue. Le juriste baille,
s’étire, secoue la tête et se dirige vers la fontaine. Il tire de sa bourse une
petite médaille, se penche vers l’eau, y trempe ses mains et glisse la médaille
dans une anfractuosité de la pierre.
Puis il boit quelques gorgées d’eau et retourne à son banc. La jeune
femme s’est approchée. Elle aussi boit à longs traits et semble agiter l’eau.
Enfin, elle continue sa route sans un regard au juriste qui décide de reprendre
la sienne. Bientôt elle débouche dans une rue inondée de soleil et cligne des
yeux. Un marchand la hèle.
- Doña Ana,
que pensez-vous de mes poulets ? Ils ne sont pas superbes ?
Ana -Maria -
car c’est bien d’elle qu’il s'agit - s’approche de l’étal, examine les
bestioles et fait la grimace.
- Un
peu maigres à mon goût. Domingo a un appétit féroce !
Le marchand
lui lance un regard malin, se retourne et extirpe d’un panier une énorme
volaille.
- Je savais que vous diriez cela.
Regardez ce que j’ai mis de côté pour vous !
La jeune
femme sourit.
- Là, d’accord. Je le prends. Pourvu que mon
panier soit assez grand !
A eux deux, le marchand et sa cliente réussissent à caser
le poulet dans le panier. Mais Ana plie sous le poids et se hâte de rentrer
chez elle. Carmen et Isabel admirent
l’animal en connaisseuses.
- Magnifique ! On va pouvoir faire plusieurs
repas là -dessus.
- Si Domingo
le permet !
Ana se fait
grave.
- Duarte
a mis le signe à la fontaine. Je vais aller au laurier.
Isabel
soupire.
- Nous
allons avoir de quoi allumer le feu.
Ana sort
dans son jardin, s’approche d’un vieux mur moussu, fourrage dans le feuillage
luisant d’un magnifique laurier et en retire une liasse de papiers. Revenue dans la cuisine, elle tend les
papiers à sa tante ; ce sont des lettres. Isabel les lit à voix haute.
-
« Seigneur Inquisiteur, je suis un bon chrétien qui ne souhaite que
protéger la pureté de Notre Sainte religion » etc, les protestations
habituelles, affirme Isabel, d’un ton las « mais je tiens à vous informer
que samedi dernier, doña Ana -Maria n’a pas fait de feu de la journée et qu’on
n’a rien entendu chez elle. Sans doute observait elle le sabbat car c’est une
judaïsante ».
- Parbleu,
s’écrie Ana, nous étions tous à la campagne ! Ca m’étonne que notre départ ait échappé
à nos chers voisins mais ce n’est pas de ma faute.
- Écoute
encore celle-là : « doña Ana -Maria coupe ses cheveux et ses ongles
régulièrement. Il est sûr qu’elle les brûle en disant des prières hébraïques,
tournée vers un mur. »
- Décidément, soupire Ana, il y a des gens
qui ont vraiment du temps à perdre : veulent ils que je me laisse pousser des
serres comme les aigles ?
- Celle-là n’est pas mal non plus « doña
Ana -Maria fabrique toutes sortes de potions magiques et de filtres diaboliques
pour empoisonner les enfants de Dieu car la haine des chrétiens l’habite, haine
qu’elle cache soigneusement sous des dehors riants. Mais Lucifer aussi avait
l’aspect d’un ange ».
- Et tous se
disent bons chrétiens, éclate Ana, tous se croient disciples d’un Dieu qui a
pardonné à la femme adultère et répétait sans cesse « ne jugez pas si vous
ne voulez pas être jugés » !
- Ils te répondront « il faut séparer le
bon grain de l’ivraie », cite Isabel.
- « Mais il faut attendre la moisson
pour faire le tri » complète la jeune femme. Je connais mes Évangiles
aussi bien qu’eux ! Mais pour qui se prennent-ils ? Croient ils que Dieu a
besoin d’eux pour sonder les cœurs et les reins !
- Calme-toi, intervient Carmen. Une fois de
plus Duarte les a interceptées au passage.
- Ca, on peut
dire que ton père a eu une excellente idée en lui sauvant la vie, à celui-là !
ajoute Isabel.
- Il est surtout heureux que Duarte ait une
aussi bonne mémoire et qu’il soit secrétaire de l’Inquisition, réplique Ana en
reprenant les lettres. Il risque gros.
Elle
s’approche de la cheminée et les jette rageusement dans les flammes.
- Un jour, lance- elle les dents serrées, je quitterai l’Espagne. Je
ne veux plus les voir, eux et leurs mines de bons apôtres !
- Tu sais
que Sancho nous attend toujours, rappelle Isabel. Il dit qu’il y aura toujours
une place pour nous à Monte Cristi. Et les Castro n’ont qu’une parole.
- Ton frère est très généreux, Isabel et je me
réjouis d’avoir un oncle si accueillant. Mais, malgré tout c’est tellement loin !
- Il affirme qu’Hispaniola est une vraie merveille, insiste la duègne.
- Je veux bien le croire, assure Ana, tous les chroniqueurs et l’Amiral Colomb
le premier affirment que ces terres des Tropiques sont enchanteresses. Un jour,
peut-être ...
Isabel soupire et se retourne vers le poulet.
- Quand allons- nous manger ce monstre ?
demande -t- elle d’un ton faussement enjoué.
- Ce soir,
commence Carmen, comme ça…
- On mange
du poulet ? demande une voix jeune et enthousiaste.
Domingo
vient d’apparaître sur le seuil de la cuisine, l’air réjoui.
- Regarde
sur la table et dis-nous si la taille de celui-ci te suffit, lance Carmen.
Domingo
obéit et fait la moue.
- Pas mal...
Un peu maigre peut-être ?
Carmen va se mettre en colère quand elle perçoit une lueur malicieuse dans le
regard de l’adolescent.
- Fiche- moi
le camp, mauvais sujet, j’ai du travail, moi !
Tous
éclatent de rire et laissent la cuisinière seul maître à bord... après Dieu !
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