CHAPITRE 96 La nuit des fantômes
CHAPITRE 96 La nuit des fantômes
Ce soir là, de hors, la tempête fait rage. Le vent
poursuit les brindilles dans la rue tandis que la pluie gifle rageusement les
volets. Isabel jette un nouveau regard par la fenêtre : les bourrasques sont de
plus en plus violentes et les averses martèlent le sol.
- Et Ana
qui n'est toujours pas là, soupire--t- elle.
Pedro et Domingo interrompent leur partie
d'échecs.
- Elle ne
va pas tarder, assure Domingo.
- Mais elle
avait promis de rentrer tôt : il y a de l'ouvrage à finir, insiste Isabel.
Un temps.
- Il y a
longtemps que les vêpres ont sonné.
Un temps.
- Le temps a l’air de se calmer, déclare Domingo.
- Ca ne va pas durer.
Pedro se lève d'un bond.
- Je vais
la chercher.
Une brève visite à Santo Tomé ne lui apprend rien
: Don Esteban n'a pas vu la jeune femme depuis le matin. Rue de la Trinité, il
croit l'apercevoir mais son illusion est de courte durée. En arrivant à la
Cathédrale, il se dirige vers la Porte du Petit Pain : on y donne à manger aux
pauvres et elle y aide souvent. Mais là encore, personne. Remettant à plus tard
le tour de la Cathédrale, il va directement au Zocodover sans jeter un seul
regard à la foule grouillante qui s'y presse,
passe sous l'Arc du Sang et arrive enfin à l'Hôpital Santa Cruz.
Retrouvant la figure familière de Sainte Anne sur la façade, il lui adresse une
courte mais intense prière. A l'entrée, il avise une religieuse qu'il connaît.
- Ma soeur, savez vous si Doña Ana est encore là ?
- Mais ...
elle est partie depuis longtemps.
- Vraiment ?
- Les vêpres avaient à peine sonné. Elle est
partie assez vite ; elle avait besoin de calme après la mort de l'enfant.
Pedro sursaute :
- La mort de l'enfant ?
- Le petit Valeriano, il était trop faible. Nous
attendions cela depuis des semaines mais elle n'a jamais voulu y croire. Cela a
été un rude coup. C'est pourquoi nous lui avons dit de rentrer chez elle.
De plus en plus inquiet, Pedro remercie la
religieuse, s'éloigne et se met à réfléchir. Il revient sur ses pas, explore
minutieusement le Zocodover et ses alentours, passe chez Anita, va même chez
Manuel, qui est absent. Posant maintes questions, il va aussi dans ses
boutiques habituelles : la plupart est fermée. Remontant lentement la rue du
Commerce, il fouille du regard les petites rues perpendiculaires. Enfin, il
fait soigneusement le tour de la cathédrale puis y pénètre, visitant les
chapelles les une après les autres. Et toujours ces mots, lancinants : la mort
de l'enfant, la mort de l'enfant ...
Mais rien. A croire qu'elle s'est évaporée et a
rejoint l'enfant mort En désespoir de cause, il remonte les petites rues qui
ramènent à l'Hôpital : personne. Découragé, il s'arrête devant la magnifique
façade où Sainte Anne a cessé de sourire. Au bout d'un moment, se sentant
observé, il relève la tête. Un mendiant en guenilles le fixe.
- Heureux ceux qui pleurent car ils seront
consolés, psalmodia le mendiant.
Pedro soupire :
- J'ai bien besoin de tes prières.
- Et moi, j'ai besoin d'un manteau, jeta le
mendiant avec un regard oblique.
Pedro fronce le sourcil et s'agenouille devant
l'homme :
- Si je te donne le mien, que me donnes-tu en
échange ?
- Le renseignement que tu cherches.
Le jeune homme ne peut réprimer un sursaut.
- Tu sais où est Ana ?
Le mendiant se contente de sourire. Pedro enlève
sa pèlerine, frissonne et la lui tend. L'homme s'en revêt avec un visible
contentement. Pendant que le mendiant arrange les plis du manteau, Pedro repose
sa question.
- Tu sais où est Ana ?
Le mendiant le regarde et finit par lâcher :
- Elle est dans la lumière du Christ.
- La lumière du Christ ?
-"Ils
ont des oreilles et ils n'entendent pas " profère sentencieusement le
mendiant. Es- tu assez mécréant pour ignorer le lieu saint où l'on trouva une
statue du Sauveur et une lampe merveilleuse qui n'avait cessé de brûler pendant
toute la domination arabe ?
-
Tu veux parler de l'ermitage du Christ de la Lumière ?
-
Évidemment, répond le mendiant en haussant les épaules.
Pedro se relève :
- Si jamais tu m'as menti, c'est le Tage qui te
servira de manteau.
Et il tourne les talons, poursuivi par le regard
du mendiant. La pluie s’acharne sur la ville et la morsure du froid se fait
plus vive. Il se hâte de traverser le Zocodover, prend la rue de la Silleria
puis la rue des Épingles et arrive enfin devant le célèbre ermitage.
D'abord, il ne la vit pas.
Soudain, il pousse un soupir de soulagement. Au
coin de la rue, juste en face de l'église, elle est assise sur une borne, plus
immobile qu'une statue. Il s'approche tout doucement
- Ana ...
Elle tourne vers lui un regard vide.
- Il est mort.
- Je sais.
- Il est mort.
Elle montre la croix de l'église.
- Et je suis morte aussi.
Ses cheveux sont plaqués par la pluie et il écarte
doucement les mèches.
- Viens, il fait froid.
- C'est normal, continue--t- elle d'une voix
atone, les morts ont toujours froid.
Il la prend par la main et la fait se lever. Elle est
glacée.
- Pourquoi n'y a-t- il que des morts autour de moi
?
Il ne cherche pas à répondre. Elle se laisse mener
dans les rues sans opposer la moindre résistance mais ne sort pas de son monde
étrange et fantomatique. Devant la Cathédrale, elle marque un temps, regarde
Pedro et demande, anxieuse :
- Tu crois que je porte malheur ?
- Certainement pas !
- Si, je porte malheur, répète-t- elle d'une voix
blanche.
Enfin, ils arrivent à la maison. Isabel les attend
sur le seuil, une lanterne à la main.
- Elle ne va pas bien du tout, il faut la
réchauffer et la coucher, annonce Pedro.
- Emmène- la tout de suite à la cuisine, j'ai fait
un grand feu.
Les vêtements des jeunes gens, lourds de pluie,
ruissellent sur le carrelage.
- Va te changer
tout de suite, ordonne Doña Isabel, Domingo, viens m'aider.
Ils l'installent bientôt sur l'un des bancs de la
cheminée. Ana demande :
- Pourquoi fait-il si chaud ? Est-ce que je suis
damnée ?
- Mais non, ma chérie, assure Isabel en dénouant
les lacets de la robe et en tordant les longs cheveux noirs.
- Pourtant, j'ai tout fait pour les sauver, tu
sais.
- Je sais, ma chérie, tu n'y es pour rien.
Après l'avoir entièrement déshabillée, Isabel
l'enveloppe dans un drap et lui frotte énergiquement le dos et les membres. Domingo
arrive bientôt.
- Qu'est-ce qu'elle a ?
- Elle a dû prendre froid. Mets du lait à chauffer
et verse du miel dans son bol. Après, tu iras bassiner son lit.
- C'est comme si c'était fait.
Pedro revient bientôt, habillé de sec.
- Comment va-t- elle ?
- Mal. Il faut que je prépare une potion.
- Faites, je m'en occupe.
Un instant interloquée, Isabel lui cède bientôt la
place. Les mains et les pieds de la jeune femme sont gelés ; Pedro
entreprend alors de les masser mais la jeune femme continue de grelotter malgré
la chaude robe d'intérieur dont Isabel l'a revêtue. Domingo s'approche portant
précautionneusement un bol de lait.
- Donne,
dit Pedro.
- Attention, c'est très chaud.
Mais Ana tremble tellement qu'elle est incapable
de tenir quoi que ce soit. Alors Pedro prend une cuillère et, gorgée après
gorgée, la nourrit comme un petit enfant. La jeune femme obéit docilement,
souriant même à son étrange nourrice. Pendant ce temps, Isabel prépare une
infusion de petite centaurée pour faire tomber la fièvre.
- Il faudrait la coucher, affirme Pedro.
Il se tourne vers la malade.
- Ana.
Pas de réponse.
- Ana
La jeune fille le regarde.
- Je vais t'emmener dans ta chambre.
Il la soulève et la prend dans ses bras.
- Tiens-toi
bien.
Absente, elle se laisse faire sans mot dire. Domingo
a fait vite et le lit est bien chaud. Pedro installe la malade et la borde
soigneusement. Bientôt, Isabel arrive avec une potion brûlante que la malade
avale docilement. Puis, brisée par l'émotion, elle bat deux ou trois fois des
paupières et s'endort. Isabel approche doucement une chaise.
- Je vais la veiller maintenant. Tu peux aller te
coucher.
Pedro secoue la tête.
- Si vous le permettez, je vais le veiller aussi.
Il vaut mieux que vous dormiez : elle aura besoin de toi demain. Et puis, je
lui dois bien ça.
A son tour, Pedro approche une chaise.
- Je ne pensai pas que le choc serait si rude.
Isabel soupire.
- Cela a réveillé de trop mauvais souvenirs. Ces
dernières années ont été très pénibles et elle se remettait à peine.
- Elle a perdu son mari, n'est-ce pas ?
- Son mari, son père et son fils. Et le tout en
dix huit mois.
- Dix huit mois ! Le sort s'est acharné sur elle.
- Plus que tu ne le crois. C'est une très longue
histoire.
- Raconte,
s'il vous plaît. Elle ne parle jamais d'elle.
Isabel sourit.
- La mère d'Ana était ma soeur cadette, Dulcia. Elle
est morte bien jeune, la pauvrette. Et son père s'appelait Justo. Justo était
médecin, un excellent médecin et l'homme le meilleur que j'ai connu. Il avait
décidé de se consacrer surtout aux pauvres et il n’aurait jamais dû rencontrer
le marquis de Montemayor. Mais le fils aîné du marquis était très gravement
malade...
« - Nous sommes désolés, monseigneur, mais nous
ne pouvons rien faire. Le mal est incurable.
- Un
pèlerinage, peut-être...
- Ou un
exorcisme...
Le marquis de Montemayor se raidit.
- Mon fils n’est pas possédé du démon, messieurs,
il est malade.
Les médecins se consultent du regard. Nul ne tient
à provoquer les trop célèbres colères du marquis.
- Bien sûr, monseigneur. Bien sûr. Mais désormais,
il est entre les mains de Dieu.
Un temps.
- Maintenant, nous vous demandons la permission de
nous retirer.
Le marquis fait un geste et tous sortent avec
force courbettes. Accablé, Don Alejandro s’approche du lit où repose son fils.
L’enfant dort et son père peut l’examiner sans craindre de le blesser. En
effet, il y a bien de quoi croire à une punition divine. Don Carlos de
Montemayor, huit ans, fils aîné et héritier du puissant marquis, est couvert
des pieds à la tête de boutons purulents qui le transforment à peu prés en
monstre. Les médecins y ont tous épuisé leur science et le marquis se
désespère. Il se laisse lourdement tomber dans un fauteuil et se met à songer,
morose. Et si l’enfant ne guérissait jamais ? Pourrait-il continuer à présenter
ce monstre comme son héritier ? Carlos a certes les qualités requises :
courageux, intelligent, pieux, mais cette maladie... Et si c’était la lèpre
? S’il fallait l’isoler ? A cette
pensée, le marquis sent une sueur froide lui couler dans le dos. En entendant
frapper à la porte, le marquis sort de sa rêverie.
- Entrez.
Personne. Il répète, agacé.
- Entrez.
Alors une petite servante, fort intimidée, pénètre
dans la pièce.
- Que veux- tu, Iñés ? demande Don Alejandro.
Mais sa voix tient plus de l’aboiement que du
langage humain. Il s’en aperçoit et demande plus doucement.
- Que veux-tu ? Parle sans crainte. Je t’écoute.
La petite pétrit son tablier, se racle la gorge et
se jette enfin à l’eau.
- On a vu partir les médecins. Ils n’ont rien pu
faire ?
Don Alejandro secoue la tête.
- Rien. Ils prétendent que c’est incurable. Ce
sont des ânes ! conclut-il en tapant du poing sur le bras du fauteuil.
- C’est qu’on l’aime bien, nous, le petit, reprend
la jeune fille. Enfin, je veux dire Monseigneur, euh... le fils de Votre grâce,
enfin...
- Laisse. Dans cet état, il n’y a plus de
monseigneur. Il n’y a plus rien du tout.
En le voyant si accablé, la servante éprouve une
grande pitié.
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