CHAPITRE 95 Un bijou maudit
CHAPITRE 95 Un bijou maudit
Ana ouvre lentement les yeux. Le jour n’est pas
encore levé. La nuit est noire, pleine, chaude. Elle aime cet instant d’avant
le jour, ce bleu tremblant, ce moment d’avant la vie et ses fureurs, cet
instant de paix et de promesses, espoir que tout est possible, comme une halte,
un seuil au bord de la vie et de ses luttes, moment où rassembler ses forces et
puiser la foi, avant le Jour et la Rencontre. La Rencontre. Elle sourit et
regarde Pedro qui dort à ses côtés. Il est enfin venu. Elle n’est plus seule.
Il soupire et se retourne. Au fond de quel rêve est- il plongé ? Quelles images
se pressent derrière les paupières closes ? Elle saura le protéger de ses
fantômes, l’apaiser comme un enfant qui a peur du noir. Ses propres fantômes
l’aideront. Ils tisseront une ronde entre eux et le malheur. Elle sourit encore
et tend la main vers le corps brun abandonné. Avec quelle rage il l’a aimée,
cette nuit. Rage de celui qui a trop vu
la vie lui échapper sans pouvoir rien faire, rage de celui qui a du
bonheur à rattraper et n’ose y croire, rage du survivant qui arrache son bonheur
au malheur lui -même , ne sait s’il y a droit et se sent encore coupable dêtre
en vie. Oui, le protéger, lui faire reprendre pied dans la vie. Elle sourit
toujours. Combien d’hommes et de femmes, dans Tolède, s’étoufferaient de rire
si elle leur disait qu’il a besoin d’être protégé ! Seule, elle a vu la faille
; seul elle a su rejoindre le petit garçon dans sa vérité, l’homme dans sa
mémoire, si fragile et si fort. Plus jamais elle ne sera seule, plus jamais
elle n’aura peur. Elle caresse les cheveux noirs. Il se réveille. Il sourit en
la voyant, de ce sourire d’enfant d’avant la vie, de ce sourire d’homme d’après
l’amour.
- Je t’aime,
dit-elle.
Pedro s’est un peu redressé et s’appuie contre le
mur. Ana a posé la tête sur sa poitrine. Soudain, il se met à rire.
- Pourquoi ris- tu ?
- Je pense à Don José. Lui qui me place entre son
cheval et son chien, s’il savait !
Ana se blottit un peu plus contre lui.
- On est toujours puni par où on a pêché. Et puis
il ne peut pas imaginer que tu veuilles lui désobéir.
Pedro sourit.
- Je sais. C’est comme pour le collier. Don José t’a
parlé de notre ... superstition et de la manière dont il nous ... matait.
- Tu penses ! Je l’entends encore. « Vous ne
sauriez croire combien ils sont attachés à leurs faux dieux. Tenez, ce collier
par exemple, a dû être celui de quelque horrible divinité païenne. Et bien,
chaque fois que mes hommes osaient seulement y toucher, c’était un concert de
lamentations à n’en plus finir. Pour les guérir de cette folie, mes hommes
ignoraient leurs plaintes et arboraient fièrement leur maudit collier. Et bien,
ma chère, leurs plaintes cessaient peu à peu puis disparaissaient tout à fait.
Vous le voyez, seule la fermeté paye avec ces animaux là » J’ai encore le
timbre de sa voix dans l’oreille.
- Il a parfaitement raison, ce digne homme. Il
fait juste une petite erreur d’interprétation.
Ses yeux pétillent. Ana le regarde attentivement.
- Explique-toi.
- C’est très simple. Si nous nous taisions, ce
n’était ni peur, ni résignation mais tout simplement parce que notre but était
atteint.
- Votre but ?
- Il fallait que ces assassins portent le collier,
de préférence sur leur peau nue. Alors, nous attendions les arrêts et les
pauses où ils se mettaient à l’aise. Puis nous fixions le sac où était le
collier. Ils suivaient nos regards et nous faisons semblant d’être pris en
faute en détournant les regards. Il y en avait toujours un pour attraper le
collier et s’amuser de notre effroi. Comme nous criions au sacrilège, il se
faisait un jeu de le porter et de nous le faire admirer. Quels fanfarons !
Alors, effectivement, nous nous taisions. Tout était consommé.
- Qu’est-ce que tu veux dire ? demande Ana en frissonnant.
- Le collier contient un poison mortel. Tu
remarqueras au dos une petite grille très fine. C’est par là qu’il distille son
venin à travers la peau. Seul le Roi sait le moyen de le rendre inoffensif. Le
secret lui a été transmis par son père qui le tenait du sien et ainsi de suite
depuis la nuit des temps. Seul, il peut le porter sans danger et c’est la
preuve de sa légitimité.
- Un poison mortel ? répète Ana d’une voix
étranglée.
- Mortel. L’heure de la mort est essentiellement
déterminée par la durée du port. Plus le contact a été prolongé, plus la mort
est rapide. Dans tous les cas, elle est inéluctable et les souffrances
engendrées sont atroces.
- Personne ne s’est douté de rien ?
-Ils ont pris cela pour des fièvres. Et puis, cela
dépend beaucoup du coupable. Les symptômes ne sont pas toujours les mêmes.
Difficile de faire le lien entre les morts.
- Et combien y a-t- il eu de ... fièvres ?
- Onze. C’est une bonne moyenne.
Ana frissonne.
- Et vraiment personne n’a eu de soupçons ?
- Les fièvres sont tellement communes ! Mais tout
de même, plus les morts s’accumulaient, plus ils s’inquiétaient. Ils ont parlé
eux mêmes de malédiction et de sacrilège. Nous ne les avons pas détrompés et
ils n’ont plus osé y toucher. Voilà comment ce digne seigneur nous a «
instruits » et « matés » !
Ana se blottit un peu plus contre lui.
- Décidément, tu es redoutable. Car je suppose que c’est toi qui as eu cette
brillante idée ?
Il sourit et hoche la tête.
- Quand je pense que Don José m’a offert ce
collier ! Heureusement que j’ai refusé de porter un bijou païen.
- On peut dire que ta foi t’a sauvée.
- Ma foi et mes yeux, précisa Ana. Je n’aimai pas
trop cette soie décolorée par endroits. Je n’aurai jamais imaginé un plan aussi
diabolique mais je me méfiais. C’est pourquoi je ne l’ai jamais porté.
- Remercie le ciel. Heureusement, Don José et
Ramon non plus.
- Tu veux les épargner ? s’étonne Ana.
- Leur heure n’est pas encore venue. Je veux
d’abord que Don José me ramène chez moi. Après, j’aviserai. Mais le poison
serait trop rapide et trop doux. Et je veux qu’ils souffrent.
Son visage exprime une détermination si farouche
qu’Ana en est effrayée.
- Tu lui a déjà pris la femme qu’il désire...
souffle -t-elle.
Il la regarde gravement.
- Écoute, Ana, je mentirai en disant que cela
m’est indifférent. Mais je te jure que je suis sincère. Je t’aime et rien ne
peut changer cela. Maintenant c’est une vengeance à laquelle je n’aurai jamais
songé. Mais le destin est souvent plus intelligent que nous.
Ana aussi est grave.
- Je te crois. D’ailleurs, si tu te jouais de moi,
c’est que tu ne vaudrais pas plus cher que Don José. Et tu es bien trop
orgueilleux pour cela.
Un coq chante.
- C’est la fin de tous les sortilèges, soupira
Ana, il va falloir recommencer à mentir et à lutter.
- Maintenant, nous ferons bloc et nous gagnerons.
Il reste un instant pensif et ajoute :
- Parce que je le veux.
A ce moment précis, la porte s’ouvre tout
doucement et Isabel risque un oeil prudent.
- J’espère que tu as bien dormi, ma ch...
Pedro vient d’émerger de l’ombre et les mots
s’étranglent dans la gorge de la duègne.
- Mais...mais...mais...
Ana rougit vivement.
- J’aurais préféré te l’apprendre autrement mais
cela s’est fait si vite... balbutie la jeune femme.
Isabel s’est laissé tomber sur une chaise et, les
yeux écarquillés, tente de reprendre son souffle. Pedro lance un rapide coup
d’oeil à sa compagne, se rhabille en vitesse et, sans un mot, sort de la pièce.
Isabel explose.
- Tu es folle ! Folle à lier !
Résignée, Ana supporte stoïquement le flot
d’imprécations qui s’abat sur elle. Enfin Isabel s’arrête à bout d’arguments.
- Tu as fini ?
Isabel hausse les épaules.
- Maintenant, poursuit Ana, répond à une seule
question : si je repousse Pedro, peux tu m’assurer que j’aurai de longues
années tranquilles devant moi ?
- La question n’est pas là.
- Mais si, elle est là. Il suffit qu’une seule
dénonciation échappe à Duarte et qu’on décide de me poursuivre pour que toute
la machine se mette en route. Demain,
après demain, est-ce que je sais moi ? Je vis peut - être mes derniers instants
de liberté ! Et tu voudrais que je
laisse passer une chance d’être heureuse, ne serait-ce qu’une nuit ?
- Mais où cela te mènera t il ?
- Pourquoi faut- il forcément que cela me mène
quelque part ? Pour l’instant je suis heureuse, heureuse comme je ne l’ai pas
été depuis longtemps...
Sa voix se brise. Isabel se tamponne les yeux.
- Mais enfin, ma petite fille, tout vous sépare.
Tu ne sais rien de lui...
- Et je sais tout de Don José ! Évidemment, si je
lui cédai, tout le monde trouverait ça très bien mais un indien, fut il le plus
brave et le plus loyal des hommes, non vraiment, quel scandale !
- Tu ne referas pas le monde, Ana. Et tu sais
comment sont les gens. Tu risques gros.
- Justement. Depuis le temps qu’ils clabaudent sur
mon dos pour des riens, ça ne peut pas être pire ! Ils ne sont pas obligés de
savoir que, pour une fois, ils tombent juste !
- J’ai tellement peur pour toi...Je ne voudrais
pas que tu souffres.
- Alors, va chez les voisins et arrache-leur les
yeux, la langue et les oreilles ! Pour le cœur, inutile, ils n’en ont pas !
Sa voix s’est enflée. Elle frappe les couvertures
du poing.
- Cela suffit comme ça ! Est-ce que je dois
toujours trembler, toujours avoir peur, toujours me terrer sous prétexte que
les gens peuvent parler ? J’en ai assez et plus qu’assez ! Perdue pour perdue,
j’aurai eu du bonheur avant !
Isabel soupire profondément.
- Et si je te parlais de morale ? risque-t- elle
- Quel rapport ? s’étonne Ana. Je suis veuve, il
n’a pas d’attachement - du moins ici. Je ne vois vraiment pas où est le mal.
- Vous n’êtes pas mariés ...
- Et alors ? S’il n’y avait que les gens mariés
qui faisaient l’amour, les nuits seraient longues à Tolède !
- Ana ! Tu exagères !
Un temps.
- Tu l’aimes au moins ?
- Évidemment ! Tu crois que j’irai m’offrir au
premier venu, comme ça ?
Isabel fait la moue, dubitative.
- Je te remercie de l’opinion que tu as de moi ! lance
Ana, vexée.
- Et si c’était une de ses ruses pour t’arracher
tes secrets ?
- Les confidences sur l’oreiller ? Sûrement pas.
Il m’a tout avoué cette nuit.
- Tout ? répète Isabel, stupéfaite.
- Tout : son rôle d’espion, sa mission, les
exigences de Don José.
- Évidemment, c’est en sa faveur, concède Isabel. Mais
au moins ne tombe pas enceinte, ce serait la catastrophe.
- Ne t’inquiète pas, je prends mes précautions.
- Je préférerais que tu ne prennes pas de risques.
- J’essaierai, Isabel ; j’essaierai.
Isabel s’est assise à coté de sa nièce.
- Promets-moi d’être prudente, ma chérie.
Ana l’embrasse.
- Promis. Mais j’ai bien le droit d’être un peu
heureuse ?
Isabel soupire.
- Hélas, le bonheur n’est pas un droit, ma petite
fille. C’est une grâce que Dieu peut nous faire, ou non. Veille seulement à ne
pas acheter ton bonheur trop cher.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 3 autres membres