CHAPITRE 92 Attendre et espérer
CHAPITRE 92 Attendre et espérer
Ana fait les cent pas dans la petite entrée ornée
de fleurs fraîches. Soudain, un bruit dans la rue la jette à la fenêtre. Elle
regarde avidement puis se rejette en arrière, déçue. Isabel s’approche.
- On ne peut pas attendre davantage, Ana. Tout va
être desséché. Il faut servir.
- Mangez sans moi, je n’ai pas faim.
- Voyons, Ana, tu n’es pas raisonnable. Tu peux
bien manger même en l’absence de Pedro, tout de même !
- Mais où peut- il bien être ? demande la jeune
femme pour la centième fois.
- Certainement avec Manuel. Tu sais bien que Pedro
et lui sont inséparables. A moins qu’il
ne soit aux étuves. Il aura été retenu.
Ce n’est pas bien grave.
- Et s’il lui était arrivé quelque chose ?
s’inquiète Ana.
- Que veux- tu qu’il lui arrive ? Il est de taille
à se défendre !
- Je sais mais Don José est tellement brutal...
Isabel soupire.
- Si tu veux mon avis, il est sûrement avec Manuel
et sa bande. Ils ont peut -être trouvé une piste pour Tito et ils sont en train
de la suivre.
- Tu crois ? lance Ana, pleine d’espoir.
Isabel secoue la tête.
- Je crois surtout que tu te fais beaucoup trop de
souci pour ce gredin, marmonne-t- elle. Je ne sais pas où il est mais qu’il y
reste ! Pendant ce temps il ne t’espionne pas !
- Je te rappelle que ce gredin m’a sauvé la vie et
que sans lui, je passais sous une carriole ! Sans oublier les lettres ! réplique
sèchement Ana.
Son ton est tellement vif qu’Isabel, interloquée,
la dévisage longuement.
- Comme tu le défends, ma petite fille...
- Je n’aime pas qu’on accuse les gens sans raison
!
- Je ne l’accuse pas, je cherche une raison à son
retard. Ne t’en fais pas, il prend peut-être un peu de bon temps. Les amies de
Manuel ne sont pas farouches...
- Oh non, ça, c’est impossible ! Il ne ferait pas
ça !
- Et
pourquoi non ? Il m’a l’air parfaitement normal.
Ana rougit violemment et se mord l’ongle du pouce
gauche. Isabel la prend aux épaules et la regarde bien en face
- Dis-moi, ma petite fille, tu ne te serais pas un
peu trop attachée à lui, par hasard ?
- Je ne vois pas ce que tu veux dire, répond la
jeune femme en détournant le regard.
- Je vais être plus claire : tu ne serais pas
amoureuse ?
- Quelle idée ! Je ne suis pas stupide à ce point.
- Malheureusement, la stupidité n’a rien à voir
dans l’histoire. Regarde-moi en face et dis-moi que tu ne l’aimes pas.
- C’est ridicule ! J’ai de l’estime pour lui,
c’est tout. Et puis, sans son aide, nous n’aurions jamais pu faire toutes ces
merveilleuses confitures dont tu raffoles.
- Ne détourne pas la conversation, Ana. Inutile de
prendre ce ton détaché. Je te connais comme si je t’avais faite. Et je sais aussi qu’il suffit qu’un canard
boiteux traverse la rue pour que tu voles à son secours.
- Un canard boiteux ! Tu as toujours le mot juste,
décidément ! Je ne connais personne de plus courageux, de plus intelligent, de
plus loyal envers ses amis ! Demande un peu à Juana s’il n’est pas le meilleur
des amis ! Et puis les enfants l’adorent, ce n’est pas un signe, ça ? Les
enfants ne se trompent pas !
Isabel soupire à nouveau.
- Je crains bien de ne pas m’être trompée, moi non
plus, hélas !
Ana se mord a nouveau l’ongle du pouce et
poursuit, songeuse :
- Tu ne trouves pas qu’il est encore plus
taciturne que d’habitude ? On dirait que quelque chose le tracasse …
- Tu en as de bonnes ! s’exclame Isabel. Sa situation est -elle si florissante ?
Mais Ana secoue la tête. A ce moment précis, on
frappe à la porte. Ana se précipite mais ce n’est pas Pedro, c’est Giacomo,
tout sourires.
- Mille respects, Señoras. Paix et prospérité.
- Nous n’avons pas besoin d’eau à cette heure,
lance Isabel.
- Ca tombe bien, j’ai rentré Clément dans son
écurie. Non, je viens de la part de Manuel.
- Il est arrivé quelque chose à Pedro ? s’inquiète
aussitôt Ana.
- Rien du tout, Señora. Mais ils vont passer la
nuit ensemble et il est inutile que vous vous inquiétiez.
- A vrai dire, nous n’étions pas vraiment
inquiètes, assure Isabel. Un peu intriguées, c’est tout.
- Bien sûr, acquiesce Giacomo, bien sûr. Y a –-t- il un message à transmettre ?
Ana secoue la tête.
- Aucun. Chacun a le droit de vivre sa vie.
Giacomo sourit
- Vous savez ce que c’est. Ils sont chez Manuel et
ils vont passer la nuit à bavasser et à refaire le monde. Ca ne mange pas de
pain et ça leur fait plaisir.
Ana, soulagée, lui adresse un regard
reconnaissant. Le jeune garçon s’incline et prend congé.
- Bonne nuit !
La porte refermée, Isabel se tourne vers sa nièce.
- Si tu as quelque chose à apprendre de ce garçon,
apprends au moins à mieux cacher tes sentiments, ma petite fille. Tu rayonnes
tant que tu en en es méconnaissable !
Mais Ana ne n’écoute même pas et se dirige vers la
salle à manger.
- Viens vite, tout va refroidir et j’ai une faim
de loup !
Mais, dans la petite salle, les plats n’ont pas eu
le temps de refroidir : en l’absence des deux femmes, Domingo leur a fait un
sort et a juste laissé les portions nécessaires.
- Domingo ! gronde Isabel
- Vous n’arriviez pas, se défend le jeune garçon. Ç’aurait été un péché de tout laisser perdre !
- Tu es insupportable !
Devant la mine furieuse d’Isabel et celle,
penaude, de Domingo, Ana éclate de rire.
- Faisons réchauffer ce qui reste, propose t elle,
ce n’en sera que meilleur !
- Ca, c’est une bonne idée, approuve Domingo.
- Tu nous en laisseras tout de même un peu !
Si Ana passa une nuit tout à fait paisible, Pedro
de son côté dormit d’un sommeil très lourd et se réveilla avec un abominable
mal de tête. Dieu merci, Manuel avait le remède adéquat pour, sinon supprimer
le mal, du moins le rendre supportable.
Pedro s’assoit sur le rebord du lit et se prend la tête entre les mains.
- Plus jamais, gémit- il, je jure que plus jamais
je ne toucherai une goutte d’alcool.
- On est toujours puni par où on a pêché, assène
doctement Manuel.
- Ne parle pas si fort, supplie l’indien. Tu crois
que je vais survivre ?
- Je le crains. Personne n’est jamais mort d’une
cuite.
Pedro soupire profondément.
- Et maintenant qu'est-ce que je fais ?
- Tu es ici chez toi, fils, mais il faudra bien
que tu retournes au bercail.
- Bercail, c’est quoi bercail ?
- C’est Ana.
Nouveau soupir de l’indien.
- Je ne sais plus très bien où j’en suis, Manuel,
avoue –-t- il. Je n’oserai jamais me montrer dans cet état. Et en même temps...
- En même temps tu te désespères.
Pedro hoche la tête, ce qui lui arrache une
grimace de douleur. Manuel approche une
chaise du lit, s’assoit à califourchon, croise les bras et se met à réfléchir.
- De toute façon, il faut que tu rentres. Mais tu
peux attendre ce midi. Tu auras meilleure mine.
- Je ne veux pas rester toute la matinée à tourner
en rond et à me mordre les dents.
- On dit se ronger les sangs, relève Manuel mais
cela ne change rien au problème. D’accord, tu peux rentrer ce matin mais on va
te rendre plus présentable. Il vaut mieux que tu sois à ton avantage.
- A quoi bon ?
Manuel a un geste d’impatience.
- Parce qu’on ne gagne jamais rien à se montrer
sous son mauvais jour, surtout devant la femme qu’on aime.
- Et devant sa victime ?
- Victime, victime, il faut toujours que tu
dramatises tout ! Elle n’a pas été arrêtée, que je sache et Don José n’a aucune
prise sur elle. Sinon, il y a longtemps qu’il aurait agi, ce malfaisant. Alors,
on se calme. D’abord, direction les
étuves. Je m’occupe de ton costume.
- Et celui d’hier ?
- Tu veux vraiment des détails ?
- Je vois.
Et après ?
- Après, tu auras les idées plus claires et on
avisera.
Effectivement, moins d’une heure après, Pedro,
revigoré par l’eau chaude, habillé de frais, devisait avec son ami devant un
bol de lait bien chaud qu’Anita avait accompagné de nombreuses tartines.
- Reprenons, déclare Manuel. D’abord, Ana ignore
que tu t’es saoulé et ce n’est ni toi, ni moi qui le lui apprendrons.
- Et si elle l’apprend ?
- On verra.
Parons au plus pressé. Tu es déjà nettement plus présentable. Je disais
donc qu’Ana ignore tes ...écarts de conduite. Pour elle, tu as seulement passé
la nuit dehors. Et d’après Giacomo, elle avait l’air drôlement soulagée.
- Soulagée ? Et pourquoi donc ?
- Sans doute parce qu’elle était inquiète.
Pedro hausse les épaules
- Inquiète...Elle s’inquiète pour rien...
Manuel secoue la tête.
- Décidément, tu es insupportable. Moi je penserai
plutôt que si elle était inquiète, c’est que ton sort ne lui est pas
indifférent. Et donc...
- Ne parle pas de malheur ! La situation est déjà
assez compliquée comme ça, Si en plus elle m’aimait...
Manuel secoue la tête derechef :
- On ne t’a jamais dit que tu étais
épouvantablement tourmenté ? Fais un peu plus simple, par pitié ! Tu m’embrouilles tellement la tête que je
n’arrive pas à aligner deux idées.
Un temps.
- Au fond, ton retour n’aura rien de bien sûrprenant. Tu as passé la nuit avec moi à bavarder, un
point c’est tout. Alors tu rentres sans
autre explication. Si tu y tiens, tu lui apportes une poignée de mazapanes
qu’Anita se fera un plaisir de te donner.
Et voilà.
- Et voilà, répète Pedro. Mais après ?
- Après ?
- Oui. Je suis rentré, Ana est rassurée mais cela
ne règle rien. Il faut absolument que je lui avoue la vérité et que je sache à
quoi m’en tenir. Alors, tout sera dit.
Manuel se rembrunit.
- Tu ne feras pas de bêtise, au moins ?
Pedro hausse les épaules.
- Ne crains rien. Je me dois à mes compagnons. Je
suis leur seul espoir de retour. Ma vie ne m’appartient pas.
- C’est aussi bien comme ça, grommelle
Manuel. Et bien, si tu veux absolument
lui parler, guette le moment favorable et jette-toi à l’eau.
Un temps.
- C’est plus facile à dire qu’à faire, soupire
Pedro. Mais tu as raison, c’est la seule solution.
Peu de temps après, muni des mazapanes, Pedro
frappe à la porte d’Ana et c’est Domingo qui lui ouvre la porte.
-
Tu as passé une bonne nuit ?
Le jeune homme hoche la tête.
- Tiens, je vous ai rapporté des mazapanes. J’ai
déjeuné chez Anita.
- Chouette ! Excellente idée ! Tu devrais
découcher plus souvent.
- Où est Ana ? interroge l’indien.
- Dans le patio, elle bouquine.
Pedro s’approche doucement et contemple un instant
la jeune femme : dans le clair obscur, son profil se découpe sur le mur ocre et
il a du mal à s’arracher à sa rêverie. Puis elle tourne la tête vers lui et
sourit.
- Alors, vous avez bien discuté ?
Pedro hoche la tête.
- Et on dit que les femmes sont bavardes !
plaisante- -t-elle. Enfin, tu es rentré, c’est l’essentiel. Je vais avoir
besoin d’aide pour porter des paquets à Don Esteban.
- Tout ce que tu veux.
- Méfie- toi, lance une voix claire derrière eux,
elle est en train de visiter les malles et le grenier. On n’a pas fini de faire
des paquets pour Don Esteban !
- Domingo, proteste Ana, tu es plus paresseux que
dix loirs ! Et arrête de manger, tu vas
devenir aussi gras qu’eux.
- C’est pour compenser l’attente de hier soir !
lance- -t-il, malicieux.
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