A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 85 Histoires de confitures

CHAPITRE 85 Histoires de confitures

Quand Ana et Pedro pénètrent dans la cuisine, Isabel, perchée sur un tabouret, explore de la main le dessus d’une grande crédence.

- Qu'est-ce que tu cherches ? interroge Ana.

- Les bassines à confiture, sinon les prunes vont se gâter.

Ana soupire.

  - C’est Luz qui les a. Elle les a empruntées il y a trois mois.

  - Et elle ne les a pas encore rendues ?

   - Tu la connais.

  - Mais pourquoi lui as tu prêtées, aussi ?

   - Parce que je suis une imbécile.

- Heureuse de te l’entendre dire. En tout cas, si je ne fais pas des confitures cette semaine, les prunes sont perdues.

  - Si tu trouves un moyen de la faire obtempérer, n’hésite pas surtout, affirme Ana.

Pedro sort de la pièce.

  - Où vas-tu ? demande Ana

  - Faire un tour, lance l’indien.

Ana hoche la tête et se retourne vers Isabel.

  - Et des tartes ? suggère-t- elle

- Avec neuf paniers de prunes ? A la tienne !

Pendant ce temps, Pedro se dirige résolument vers la maison de Luz. Il frappe et demande à voir la jeune femme mais c’est une servante assez hautaine qui le reçoit.

-  Je viens récupérer les bassines confitures de Doña Ana Maria.

- Attends-moi là.

La servante rejoint rapidement Luz qui se pomponne devant une coiffeuse surchargée de pots et de flacons.

- De quoi s’agit-il ? interroge Luz d’une voix affectée.

- C’est l’indien de Doña Ana. Il vient réclamer les bassines à confiture.

- Quelles bassines à confiture ?

- Nous lui avons emprunté il y a trois mois, rappelle la servante.

- Vraiment ? Et tu sais où elles sont ?

  - Quelque part au grenier, je ne sais pas au juste. Je peux chercher.

  - Inutile. J’ai besoin de toi ce matin. Si Ana a attendu trois mois, elle n’est pas à quelques jours prés. Dis à cet indien de revenir.

- Bien madame.

La servante délivre son message à un Pedro impassible.

- Cela ne fait rien, déclare l’indien, je vais attendre.

- Comme tu veux.

La servante raccompagne l’importun à la sortie et le voit avec satisfaction passer la porte. Mais Pedro ne va pas bien loin. Il avise un muret juste en face de la maison et s’y assoit aussitôt en tailleur.

- Qu'est-ce que tu fais ? interroge la servante, intriguée.

- Je t’ai dit. J’attends. C’est bien la fenêtre de sa chambre ? demande -t- il en pointant le doigt.

 - Oui, et alors ?

- Alors, rien. J’attends.

- Et tu vas attendre longtemps ?

- Le temps qu’il faudra.

La servante fronce les sourcils, observe un instant l’indien puis hausse les épaules et rentre dans la maison.

- Alors, demande Luz, il est parti ?

- Presque.

- Comment ça presque ? Il est parti, oui ou non ?

- Il a quitté la maison.

- Et bien alors, il est parti.

- Oui mais...

- Mais quoi, tu m’agaces à la fin !

  - Regardez-vous même, il est devant la maison.

Luz lui lance un regard méprisant et s’approche de la fenêtre.

- Qu'est-ce qu’il fait ?

- Il attend.

- Et bien qu’il attende ! S’il n’a que cela à faire.

Un dernier regard à son miroir et la jeune femme déclare.

- Bien. Tu vas m’accompagner chez mon tailleur. Ma nouvelle robe doit être prête.

La servante hoche la tête sans mot dire mais a du mal à réprimer un sourire moqueur : la « nouvelle robe », n’est qu’une ancienne que Luz a fait retoucher et le « tailleur » est un fripier un peu plus tape à l’oeil que les autres. Mais n’importe, Madame tient aux apparences... La servante aide Luz à installer les plis de sa mantille et toutes deux sortent enfin. Aussitôt Pedro descend de son muret et leur emboîte le pas. D’abord elles ne s’en aperçoivent pas mais soudain, au tournant d’une rue elles remarquent l’indien à cinq pieds derrière elles. Elles feignent d’abord de l’ignorer et entrent chez le fripier. Mais quand elles en sortent, Pedro est toujours là. Luz lui décoche un regard venimeux mais le jeune homme lui dédie un sourire rayonnant. Luz détourne vivement la tête et continue son chemin. Pedro la suit encore. Au bout d’un moment, Luz, n’y tenant plus, se retourne vers l’indien.

  - Tu as fini de me suivre ?

Pedro secoue la tête.

- Non, pas encore.

- Mais qu'est-ce que tu veux, à la fin ?

- Les bassines, déclare tranquillement le jeune homme.

- Et bien, tu peux les attendre ! fulmine Luz.

- C’est bien mon intention.

Luz accélère le pas mais l’indien la suit sans peine. Elle fait encore quelques courses mais les badauds ont remarqué sa fidèle ombre et les rires commencent.

- Voyez-vous ça, un chien fidèle, lance quelqu’un.

- Tu vas la suivre longtemps, comme ça ?

En quelques mots, Pedro explique la situation ; les moqueries redoublent et Luz, furieuse, se voit obligée de réduire ses courses. Elle rentre chez elle, toujours flanquée de Pedro : ni les menaces, ni les injures ne semblent entamer sa résolution. Luz claque rageusement la porte et risque un oeil par la fenêtre : Pedro s’est à nouveau installé sur son muret et engage fréquemment la conversation avec les passants. Un brouhaha de rires et de quolibets monte jusqu’à la jeune femme. Mais céder, jamais !  Elle va jusqu’à la cuisine.

- Urraca, tu as bien de l’eau sale ? demande -t- elle

- Dans le seau, répond l’interpellée sans comprendre.

- Prend- le et viens.

Elles montent à l’étage, Luz ouvre doucement la fenêtre et Urraca vide violemment le seau sur Pedro. Le jeune homme s’écarte vivement mais pas assez pour ne pas être éclaboussé. Il enlève sa chemise, la tord vigoureusement, l’étale avec soin sur le muret et reprend sa faction comme si de rien n’était.

Dépitées, les jeunes femmes ne savent plus que faire.

- Il est capable de rester là toute la journée, gémit Luz. Et j’ai des invités ce soir.

- Si on lui donnait les bassines ? suggère Urraca.

-  Pour qu’il triomphe et Ana avec ? Jamais !

- Alors, il va rester planté jusqu’à la consommation des siècles, assure la servante. Il vaudrait mieux lui donner ce qu’il veut. On réglera ça plus tard.

- Tu as raison. Il faut s’en débarrasser mais elle me le paiera. Va chercher les bassines.

Quelques instants plus tard, Urraca dépose les bassines devant le seuil, lance un regard mauvais à l’indien et claque la porte derrière elle. Pedro s’approche et veut prendre les bassines mais elles sont remplies d’ordures et d’excréments. Sans se démonter, l’indien les vide entièrement devant la porte de Luz, va rincer les bassines à une fontaine proche et se dirige vers St Jean des Rois.  Quand Domingo ouvre la porte, il découvre un Pedro qui disparaît à moitié derrière les grandes bassines.

- Ana, viens voir !

Pedro dépose les fameuses bassines sur la table de la cuisine, se redresse et porte la main à ses reins.

- Mes bassines ! s’exclame Ana.

- Comment as-tu fait ? interroge Isabel, éberluée.

Pedro raconte l’incident en quelques mots. Tous rient de bon cœur.

- Quelle bonne idée ! approuve Domingo. Je n’y aurais pas pensé.

- Et si elle t’avait ignoré toute la journée ? demande Ana

-  Je serais revenu demain, et après demain et ainsi de suite. Mais elle a craqué très vite, constate-t- il avec une pointe de mépris.

- En tout cas, les bassines sont là, déclare Isabel.

-  Seulement, il faut bien les laver parce qu’elle était pas contente du tout.

- Je vois, dit Ana. Merci de tout cœur, je ne savais plus comment faire.

Pedro s’incline doucement tandis qu’Ana lui dédie un sourire éclatant.  Quelques heures après, de nombreux pots de confitures s’alignaient sagement sur les étagères de l’arrière cuisine


06/04/2009
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