A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 58 Noël à Salamanque

CHAPITRE 58 Noël à Salamanque

 

Noël approche. Par la fenêtre ouverte, Placido et Matteo regardent la neige tomber.

- Quel temps ! soupire Matteo.  Ca va être facile d’aller en cours. Tu ne crois pas qu’ils pourraient nous donner quelques jours ?

Placido sourit.

- Mon père doit encore être débordé, déclare-t-il. Entre les préparatifs de Noël et la lutte contre la neige, il doit passer son temps à installer des familles, à déménager les malades et à porter des ballots de linge, des braseros et des couvertures un peu partout. Encore heureux s’il passe la journée sans glisser sur le verglas !

- Le mien doit être planqué bien au chaud, en attendant que ses lieutenants lui apportent les fonds. Il ne s’est pas fait huissier de justice pour expulser les gens lui même.

Placido a un petit sourire en coin.

- Au fond, ils se complètent...

- Tu parles !

Un temps.

- De toute façon, murmure Matteo, pour ce que c’est agréable, Noël...

Placido ouvre de grands yeux étonnés.

- Pourtant, c’est la plus belle fête de l’année, non ?

    Matteo fait la moue.

- C’est surtout l’époque où on sort les plus belles tentures, l’argenterie, le cristal ... et où on me dit toujours de ne pas être dans les jambes des adultes.  Mon père est toujours en compétition avec son voisin, à celui qui frimera le plus !

Placido ferme soigneusement la fenêtre.

- Aide-moi à finir mes paquets. Sandrino va les emporter demain.

- Sandrino ?

- Mais oui, tu sais bien. Il va à Tolède tous les mois pour ses affaires. Comme on s’entend bien, il prend des lettres pour mon père et il me rapporte les siennes. En échange, mon père lui a présenté du monde.

- Qu'est-ce que tu as trouvé ?

- Pour Clara, j’ai acheté un joli châle brodé. Regarde.

Matteo caresse doucement le tissu multicolore.

- Superbe, murmure-t- il.

- Et pour l’église, j’ai décoré ce parchemin. Ca te plaît ?

Matteo déplie le volume et reste bouche bée : autour d’un Christ entouré d’enfants, on peut lire la citation suivante en belles lettres cursives «Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.»  Les larmes aux yeux, la gorge serrée, il suit du doigt la courbure des lettres et effleure doucement le dessin polychrome.

- Tu comprends, explique Placido, je ne peux pas envoyer un cadeau à tous ceux qui ont été gentils avec moi. Au moins à l’église, tout le monde en profitera.

Matteo hoche la tête et demande d’une voix étranglée :

- Et pour ton père ?

Son ami attrape un grand bâton posé contre un mur.

- J’ai sculpté cette canne. Ce n’est pas très élaboré mais l’effet n’est pas trop raté et j’ai réussi à fixer une pointe en métal au bout. . Comme ça elle s’accrochera bien au sol et ça l’aidera à marcher.  Tu comprends, dans la neige, avec sa jambe raide, ce n’est pas toujours facile.

De plus en plus éberlué, Matteo tourne et retourne la canne.

- Tu sais travailler le bois, en plus ?

- C’est mon père qui m’a appris. Il était menuisier avant d’être prêtre.

- Je ne savais pas qu’il avait une jambe raide. C’est un accident ou une maladie ?

- Non. C’est quand il a été torturé.

Matteo suspend ses gestes, fixe son ami et demande d’une voix blanche :

- Torturé ? Comment ça torturé ?

- Et bien oui. Il était le serviteur de Fray Hernando de Talavera, l’archevêque de Grenade qui a été accusé de sorcellerie.

- Mais on dit que c’était un saint homme ?

- Justement. Mon père n’a pas voulu témoigner contre lui.

- Malgré la... torture ?

- Malgré. Heureusement le gouverneur lui même est intervenu et ça n’a pas duré trop longtemps. Mon père ne sait pas s’il aurait pu le supporter.

Admiratif, Matteo siffle doucement en écarquillant les yeux.

- Décidément, c’est un personnage hors du commun, ton père.

Placido sourit.

- Je crois oui. Passe-moi cette boîte, je vais y mettre le parchemin et le châle.

- Je m’occupe de la canne.

Un temps.

- Dis Placido, où va-t- on passer la nuit de Noël ?

- Moi je vais au repas de l’église Santiago à côté. Je connais un peu le prêtre, c’est un homme évangélique et il fait un grand repas pour ses paroissiens. D’ailleurs j’ai promis de passer l’aider ce midi. Tu viens avec moi ?

- Bien sûr.

Quelque temps après, Matteo découvre avec ravissement la petite église toute proche. Gui, houx et roses de Noël sont disséminés un peu partout et d’innombrables bougies lui donnent au air de fête.  Le prêtre est un homme d’une trentaine d’années, grand et mince.

- Je te remercie d’être venu, Placido. Il y a tant à faire que toutes les bonnes volontés sont les bienvenues.

- Vous avez l’air soucieux, padre ?

- Toujours la même chose, je manque d’argent. Avec ce que tu m’as donné, nous pourrons faire un ou deux gâteaux de plus mais je n’ai pas de quoi acheter des jouets aux enfants et ça me navre.

Matteo jette un coup d’oeil rapide à son ami puis au prêtre et enfin se jette à l’eau.

- Accepteriez vous que je m’en charge ?

- Pardon ?

- Je pourrais acheter les jouets pour les enfants, propose Matteo en rougissant.

- C’est qu’ils sont nombreux, déclare le prêtre, il y a onze garçons et quatorze filles.

- Je suis sûr qu’on pourrait trouver. Et puis Placido m’aidera à choisir.

Le ton est presque timide et Placido pose sa main sur le bras de son ami.

- J’adorerai t’aider, sourit il.

Le visage du prêtre s’éclaire.

- Je vais pouvoir me consacrer entièrement au repas. C’est parfait.

- Quand pouvons-nous y aller ? risque encore     Matteo.

- Et pourquoi pas tout de suite ? propose le prêtre. La neige a cessé et les marchands de Noël ont dû s’installer sous les galeries

- Excellente idée, approuve Placido. On y va.

 Une fois dehors, Placido déclare à son ami.

- C’est très gentil ce qu tu fais là !

Matteo hausse les épaules.

- Bien obligé !  La générosité ça doit être contagieux.  A force d’entendre parler de prochain, de charité et de partage, j’ai voulu en faire ma part. Je ne tiens pas du tout à jouer le rôle du mauvais riche ! Non mais sans blague !

Placido éclate de rire. Après être passés prendre le mulet, ils arrivent bientôt au marché.     Matteo désigne un magnifique marchand de jouets.

- Là !

- Non, c’est trop somptueux.

- Et alors ?

- Alors, cela les mettrait mal à l’aise. Et puis il faut qu’ils puissent jouer avec les autres enfants sans déclencher leur jalousie.  Viens plutôt par là.

Bientôt poupées, toupies et chevaux de bois s’entassent sur le mulet.

- Si on prenait quelques décorations pour l’église et pour nos chambres ? propose Matteo.

- D’accord.

Royal, Matteo règle tous les achats sans sourciller.

- Si mon père savait où passe son argent, souffle -t- il à Placido, amusé.

- Tu verras, la fête sera magnifique.

En effet, les deux jeunes gens passèrent la veillée de Noël et la messe de minuit et du jour de l’an dans la petite église toute embaumée de roses et de joie céleste. Quand, le jour de l’Epiphanie, les enfants découvrirent leurs jouets, on n’aurait pu dire qui d’eux ou de Matteo était le plus rayonnant.  Distribuant gâteaux et friandises, expliquant le maniement de la toupie et des osselets, Matteo convint qu’il n’avait jamais passé de plus beau Noël.

Matteo et Placido sont en train de boire un verre de vin quand on frappe à la porte. C’est Sandrino qui apporte une lettre de Tolède.

- Il y a aussi des paquets pour toi. Mais je les ai laissés en bas. C’est lourd.

- On arrive.

 Bientôt les bras chargés, les deux jeunes gens regagnent la chambre après avoir vivement remercié Sandrino et lui avoir offert à bore.

 - Ce sont tes cadeaux de Noël, je suppose ?

- Sûrement. Mais avant donne-moi la lettre :

« Mon cher fils

« Ce premier Noël sans toi a été un peu triste mais heureusement la joie de Dieu nous a permis de supporter la séparation. Mes paroissiens m’ont offert un magnifique manteau doublé de laine et de belles bottes fourrées. J’ai bien grogné un peu mais, comme d’habitude, ils s’en moquent.  J’espère que tu as passé de bonnes fêtes et que la naissance du Sauveur t’a rempli de joie et trouvé toujours dans les mêmes dispositions. A vrai dire je n’en doute pas. Tout le monde se joint à moi pour te souhaiter une bonne année, pleine de joie et de succès. J’espère aussi que ta jolie chambre est toujours aussi claire et fraîche et   ton étudiant un peu moins désordonné .J’espère aussi que nos cadeaux te plairont. J’y ai joint un petit cadeau «pour ton ami Matteo.  Ce que tu m’en dis, il a l’air bien brave.  Ce n’est pas grand chose mais c’est de grand cœur que je le lui offre, avec ma bénédiction.

«Portez vous bien tous les deux

«Que Dieu vous bénisse

«Ton père qui t’aime

« Esteban Huerta

De saisissement, Matteo s’est laissé tomber sur le lit.

- Il a pensé à moi ? interroge-t- il, abasourdi.

- Bien sûr. C’est bien de lui, ça. Tiens, ouvre ton cadeau.

Fébrile, Matteo défait rapidement la cordelette et découvre une petite croix de bois orné d’un saint François aux Oiseaux.

Placido sourit.

- C’est son motif préféré.  Il a toujours eu une tendresse pour saint François. Il a dû prendre grand plaisir à le sculpter.

- Tu veux dire qu’il l’a fait lui même ?

- Il lui suffit d’un morceau de bois, tu sais. C’est encore dans ses moyens.

- Rien que pour moi ? insiste Matteo.

- Bien sûr. Je lui ai tellement parlé de toi.

Matteo fixe un instant son ami et soudain éclate en sanglots. D’abord interdit, Placido s’assied à côté de lui et l’attire sur son épaule.  Peu à peu Matteo s’apaise, renifle un peu et s’essuie les yeux avec le mouchoir que lui tend son ami.

- Jamais personne n’a été aussi gentil avec moi, hoquette-t- il. Enfin à part toi, bien sûr.

- Je suis sûr que mon père t’aime beaucoup Il a dit que tu avais l’air bien brave. Dans sa bouche, c’est un grand compliment.

- Mais il ne m’a jamais vu.

- Peut-être mais il n’en a pas besoin.  Je lui ai beaucoup parlé de toi et il sait lire entre les lignes.

Matteo respire à fond et remarque :

- A propos c’est quoi, cette histoire de jolie chambre et d’étudiant désordonné ?

Placido fait la moue et soupire :

- C’est-ce que je lui avais raconté pour lui faire croire que tout allait au mieux. J’étais très content de moi mais au fond je crains fort qu’il n’ait pas été dupe.

Matteo se met à rire.

- Même le plus fin des dialecticiens ne peut pas tromper son père !

- Sic transit gloria mundi !

- Et si tu ouvrais tes cadeaux ?

- Il n’est que temps.

Placido saisit d’abord le plus gros paquet. Assez lourd, il fait environ un pied sur deux et intrigue fort les jeunes gens. Impatient, Placido coupe les cordelettes et dégage l’objet. C’est une magnifique écritoire de bois blond, gravé et sculpté avec un soin extrême.   Les deux amis en ont le souffle coupé.  Sur le côté gauche, une Madeleine aux longs cheveux, les yeux levés vers le ciel, tient à la main un vase de nard.  Le côté droit, lui, représente une sainte Famille tendrement unie. Enfin sur l’abattant, finement gravés, Saint François, assis sur un rocher, entouré d’animaux sauvages et domestiques, des oiseaux perchés sur son épaule, contemple le charmant paysage qui l’entoure, tout de collines douces, d’oliviers et de lauriers roses au pied desquels chante une source babillarde.

- Quelle paix ! murmure     Matteo.

Sans mot dire, Placido caresse le bois blond, la rainure pour la plume, encadrée d’une bordure sculptée d’oiseaux prêts à prendre leur envol et tire l’encrier vernissé de son trou.  Puis il soulève doucement l’abattant et y découvre un court billet « Mon cher fils, j’ai pensé que cette écritoire pourrait t-être utile pour y serrer tes papiers. Puisque tu étudies le droit, sois ferme comme le Christ, dévoué comme la Vierge et n’oublie surtout pas qu’au delà de tout, il y a l’amour, comme Madeleine. Enfin je te souhaite de réconcilier les ennemis et de connaître jusqu' au langage des animaux comme saint François»

Le premier,  Matteo retrouve la parole.

- Avec une telle écritoire, tu n’as plus de souci à avoir. Tout ce que tu écriras sera forcément béni. Tu en as de la chance.

- Ma vraie chance, c’est mon père.

Le second paquet est assez souple et Placido en sort bientôt une magnifique chemise au col et aux manches de dentelles, entièrement brodée. Une petite lettre de Clara l’accompagne.

« Cher Placido

« Je me doute bien que tu n’as guère le temps d’aller à des réunions mondaines et de faire assaut d’élégance. Mais on ne sait jamais. Tu peux avoir à assister à quelque cérémonie et je tiens à ce que tu fasses bonne impression. Que tous te remarquent et je serai infiniment payée de toutes les piqûres d’aiguille et autres fausses manœuvres que j’ai endurées pour toi !

«Que Dieu te bénisse, Clara. »

- Elle a l’air de beaucoup t’aimer, déclare doucement Matteo.

- C’est un amour !

- Un amour ou l’amour ?

Interloqué, Placido écarquille les yeux puis finit par avouer.

- Je ne sais pas. Mais de toute façon, je dois finir mes études avant de penser à autre chose.

- N’attends pas de trop. Elle pourrait filer avec un autre.

 Placido pousse un profond soupir.

- Je sais bien. Mais les filles c’est nettement plus difficile à comprendre que le latin ...

Devant la mine déconfite de son ami, Matteo éclate de rire.

-  Dieu te fera bien un petit miracle, ne t’en fais pas.

Puis, soudain sérieux.

- Dis, Placido, tu crois que je peux écrire à ton père pour le remercier ?

- Cette question ! Bien sûr. Il en sera certainement ravi.

- En tout cas, une chose est certaine. Jamais de ma vie cette croix ne me quittera. Jamais, je le jure.

Ce fut le début d’une longue correspondance entre les deux hommes, dont le moindre effet ne fut pas la lente métamorphose d’un jeune insouciant. Pour Placido aussi les choses changeaient :  mis au courant par Matteo,  d’autres apprentis latinistes firent appel aux bons soins du jeune homme qui n’eut bientôt que l’embarras du choix et se trouva  vite à la tête d’une petite  fortune


14/03/2009
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