A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 55 En route

CHAPITRE 55 En route

 

« Placido, Clara et Don Esteban s’affairent dans l’église quand ils entendent la porte de l’église s’ouvrir. En reconnaissant le nouvel arrivant, Don Esteban a un large sourire.

- Mosen Pere quel bon vent vous amène ?

- Tout d’abord le plaisir de vous saluer, Don Esteban et de vous apporter le bon souvenir de Don Alejandro et de Doña Sol.

- C’est bien de l’honneur. Mais encore ?

Mosen Pere sourit et désigne Placido du menton.

- C’est de ce garnement que je voulais vous parler. Je crois que vous pouvez mettre votre plan à exécution.

- C’est donc à ce point ? interroge Don Esteban, la mine inquiète.

- Plus que je ne saurais dire. Il a dépassé toutes les bornes.

Placido rougit et se trouble.

- Je...je ne comprends pas...

- Comment, tu ne comprends pas ?  rétorque mosen Pere. Il y a quelques mois, Don Alejandro me charge de trouver un compagnon d’études à Don Carlos, dont l’intérêt pour les belles lettres était un peu ...languissant.  Je te choisis, toi, entre tous et voilà comment tu te conduis !

Placido est devenu écarlate et fixe obstinément le bout de ses chaussures. Don Esteban tente de prendre une mine sévère mais se met à rire.

- Allons, nous l’avons assez torturé. Dites lui plutôt ce que vous pensez de son travail.

- J’en pense que... j’ai rarement vu un aussi bon élève, à l’esprit aussi vif et à la plume si alerte. Une telle émulation, c’est sans aucun doute la meilleure chose qui soit arrivée à Don Carlos et ç’aurait été grand dommage de laisser une telle intelligence en friche. Rarement champ plus fertile n’a produit telle moisson.

Placido est toujours aussi rouge, mais de plaisir cette fois, d’autant que Clara lui lance de grands regards admiratifs.

- Il parle latin à la perfection, et l’écrit aussi bien, poursuit mosen Pere, et assurément mieux que bien des lettrés de ma connaissance. Un vrai cicéronien.

- Alors, toutes les ambitions lui sont permises ? interroge Don Esteban

- Toutes assurément, sans aucune restriction.

-  Ambitions, répète Placido, quelles ambitions ?

- Celles que j’ai pour toi, mon petit, réplique Don Esteban.   J’aimerais que tu ailles à l’université.

Abasourdi, bouche bée, Placido fixe le prêtre avec des yeux ronds. Il ouvre deux ou trois fois la bouche avant de lancer, dans un souffle.

- Moi, à l’Université ? Vous n’y pensez pas !

- Au contraire, je ne pense qu’à ça.

- Mais enfin, padre, ce n’est pas possible !

- Et pourquoi, je te prie ? Tu n’y as aucun empêchement, et, d’après ce que je viens d’entendre, toutes les capacités.

Placido le fixe toujours.

- Moi, à l’université ?

- Et pourquoi pas ? Tu as d’autres projets d’avenir ?

Placido plisse les lèvres.

- A vrai dire, je n’y ai pas encore pensé.  Je...je suis bien avec vous.

Don Esteban sourit.

- Moi aussi, je suis bien, sacripant. C’est Dieu qui t’a placé sur ma route. Mais élever veut dire mettre plus haut, non ? Et je te vois très bien en letrado.

- Étudier le droit ? Vous croyez que j’en suis capable ?

- Mais arrête de faire la coquette ! intervient vivement Clara. Bien sûr que tu en es capable. Mosen Pere le dit et il le sait mieux que toi, non ?

Don Esteban et mosen Pere se mettent à rire.

- C’est vrai, quoi, poursuit la jeune fille, il faut toujours qu’il se rabaisse, c’est énervant, à la fin.

Placido a fini par se reprendre et sourit à son tour.

- Alors qu’est-ce que tu en dis ?

- Je... je crois que j’aimerais ça.

- Alors, c’est entendu, déclare Mosen Pere. Nous allons pouvoir préparer ton départ pour Salamanque. Salmantica clarissima civitas omnium virtutum disciplinarumque genitrix.

-  Parva Roma est et   illustris alumnis lucet, poursuit Placido.

- Vous êtes trop savants pour moi, soupire Clara         

- Ca veut seulement dire que Salamanque est une cité très célèbre pour ses études, une petite Rome, traduit Placido.

Soudain, il se rembrunit.

- Mais tout cela va coûter très cher !

- Ne t’inquiète pas pour cela, déclare mosen Pere.  Ta présence a été si bénéfique à son fils que Don Alejandro souhaite s’occuper de ton installation et payer les premiers frais, livres compris.

- Voilà qui est extrêmement généreux de sa part, déclare Don Esteban.  Don Carlos envisage-t-il lui aussi d’aller à Salamanque ?

- Je ne pense pas. Même si Don Alejandro lui a fait donner une éducation très soignée, il est beaucoup plus attiré par la carrière des armes. 

- Tu iras donc seul à Salamanque, mon fils. Mais attention à la déclinaison de l’étudiant : nominatif jeu, génitif taverne, datif fille publique, accusatif pauvreté, vocatif voleur, ablatif gibet.

Clara tressaille et déglutit plusieurs fois, inquiète.

- Il ne pourrait pas étudier à Tolède ?

-  Et pourquoi pas à Alcala ? rétorque Mosen Pere

Clara hoche la tête.

- C’est plus près que Salamanque, approuve-t-elle chaleureusement.

- Malheureuse ! C’est la rivale de Salamanque, explique Mosen Pere, un peu pédant, elle a été fondée tout récemment par le cardinal Cisneros et n’a pas l’éclat de l’illustre cité du Tormes !

Clara se rembrunit et lance à Don Esteban :

- Ce n’est pas le cardinal qui vous a fait des misères ?  C’est pour cela que vous ne voulez pas d’Alcala ?

- La question n’est pas là, coupe Don Esteban, agacé. Salamanque est la meilleure université d’Espagne.

- Et quand doit-il partir ? interroge la jeune fille, peu convaincue.

- La rentrée est en octobre, à la San Lucas.  Mais il faut partir plus tôt, en septembre.

-   Mauvais temps pour voyager, “ septembre assèche les fontaines ou remplit les puits ”, lance Clara.

- Tu as fini de bougonner ? s’emporte Placido. Aller à Salamanque,  je n’aurais même pas osé en rêver ! 

- Vous avez fini, tous les deux ? tranche Don Esteban. Placido ira à Salamanque, la cause est entendue.  Prie pour lui et tais-toi.

Clara lui lance un regard furieux, empoigne son balai et s’éloigne d’un pas décidé.

Le lendemain, le jeune homme trouve son ami penché sur de grandes feuilles de papier, la plume à la main, l’air soucieux.

- Qu'est-ce qu’il y a, padre ? Qu'est-ce qui vous tracasse ?

Don Esteban relève la tête et répond d’un air distrait.

- Rien Placido, rien.

- C’est à dire ?

Sous le regard inquisiteur de son protégé, Don Esteban soupire profondément et avoue d’un air gêné  

- Je faisais mes comptes. Si je mets en vente la maison de la rue Virgen de Gracia ,j’ai peut-être de quoi payer tes études. Mais j’ai quatre familles dedans et je ne sais pas où les reloger. Il y a bien aussi les revenus de la fonda mais ils sont déjà engagés pour trois ans au moins et ...

- Ne vous inquiétez pas, padre, je me débrouillerai.

Don Esteban secoue la tête.

- Je devrais pouvoir t’aider... Je devrais avoir de l’argent et faire cela pour toi. Il faut que je trouve une solution...

Placido s’agenouille devant son ami.

- Ecoutez, padre, vous avez déjà tellement fait pour moi, vous ne pouvez pas faire plus.  Depuis que je vous connais, je vous ai toujours vu distribuer tout ce que vous aviez. Je sais bien que vous êtes toujours à court d’argent et pour cause ! Je me débrouillerai, je vous dis.

- Mais comment ?  Les études coûtent tellement cher !

- Ne m’avez vous pas dit que votre maître, Fray Hernando de Talavera  avait payé ses études en travaillant ? Je me ferai copiste, répétiteur, traducteur. Je me mettrai au service d’un étudiant fortuné, est-ce que je sais, moi ?  Je vous jure que j’y arriverai.

Don Esteban lui ébouriffe les cheveux d’un geste tendre.

- Oh, je sais bien que tu y arriveras. J’ai une confiance absolue en ton courage. Mais j’aurais bien voulu te rendre la vie plus douce. Tu le mérites.

- Ecoutez, padre, si vous voulez le fond de ma pensée, il me serait tout à fait désagréable d’avoir la vie trop douce en sachant que vous vous privez pour moi.  Je préfère de loin m’en tirer tout seul et prouver ce que je sais faire. Il me semble que j’ai besoin de la savoir. Et je ne voudrais pas devoir ma réussite à un autre qu’à moi. J’ai déjà une telle dette envers vous.

Don Esteban secoue la tête.

- Tu sais bien, mon fils, que toute idée de dette est impossible entre nous. L’amour n’a jamais fait bon ménage avec la comptabilité. Mais je comprends ce que tu veux dire.

Placido sourit.

- Seulement, tu ne sais pas à quoi tu t’engages. Tu ne te rends pas compte combien des études peuvent être épuisantes, envahir ta vie et prendre tout ton temps. Si en plus tu dois travailler, ce sera vite infernal.

- Et bien, n’est-ce pas en sortant des Enfers qu’Enée a vraiment su quelle était sa mission ? Et dans toutes les histoires que vous m’avez racontées, les héros ne traversent- ils pas des épreuves incroyables avant d’arriver au bout ? Ne puis-je essayer de les imiter ?

Don Esteban ferme un instant les yeux, hoche la tête et sourit.

- Fais comme tu veux, mon enfant chéri. Je crois que ta détermination est assez forte pour venir à bout de tous les obstacles.  Mais tu nous permettras tout de même de t’envoyer des colis. Ni Clara ni sa mère ne me pardonneraient de te laisser souffrir de la faim !

Pour toute réponse, Placido se jette dans les bras de Don Esteban, les yeux brillants. Comme la date des inscriptions et de la rentrée approche, les préparatifs vont bon train. Clara ravaude en soupirant le meilleur costume de Placido.

- Ce n’est pas avec ça que tu feras forte impression à Salamanque. Le tissu en est tellement usé qu’on en voit la trame.

- On ne peut pas le retourner ?

- On l’a déjà retourné deux fois. Y a plus moyen. Avec tous les costumes qu’on vous donne pour les pauvres, padre, vous auriez pu en trouver un plus convenable !

- Tu n’y penses pas, Clara, s’écrie Placido, scandalisé, voler un pauvre !

- Et toi, qu'est-ce que tu es ? interroge la jeune fille d’un ton acide

- Je n’oserai jamais, déclare Don Esteban en rougissant.

- Ah là là, vous êtes bien faits pour vous entendre, tous les deux, bougonne -t- elle. Il va encore falloir que je m’en mêle.

Un peu inquiets, les deux hommes la fixent un instant.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

Mais elle ne répond pas, fait son nœud, coupe soigneusement son fil et range le costume dans un coffre.

- Bon, maman m’attend. Je reviendrai ce soir vous apporter le dîner.

Après son départ, Placido demande

- Qu'est-ce qu’elle va encore inventer ?

Don Esteban hausse les épaules.

- Depuis le temps, tu devrais savoir qu’elle est imprévisible, comme toutes les femmes d’ailleurs.

Placido réprime un sourire et annonce.

- Ce matin je suis allé nettoyer l’arrière cour de Doña Berenguela. Cela fait un peu plus d’argent à mettre dans la bourse.

Don Esteban soupire

- Ne retourne pas le fer dans la plaie...

Devant son air contrit, Placido éclate de rire. La journée se passe trop vite au gré des deux hommes qui désespèrent de venir à bout de tous leurs préparatifs. Enfin, le soir venu, ils font leurs comptes en attendant Clara. Soudain, des bruits de pas se font entendre et une petite troupe joyeuse envahit le presbytère. Clara, les bras chargés, marche en tête.  Ceux qui l’accompagnent ont eux aussi les bras chargés et déposent leur fardeau sur le sol et la table.

- Qu'est-ce que cela signifie, Clara ? interroge le prêtre, interloqué.

La mère de Clara le regarde bien en face et déclare d’une voix forte :

- Cela signifie que vous n’êtes pas le seul à savoir donner, padre ! Vous ne vous imaginiez tout de même pas que nous allions laisser le petit s’en aller sans le sou ?

Le petit - qui fait presque six pieds de haut - proteste avec énergie :

- Je n’ai besoin de rien.

- Mais oui bien sûr. Tel père, tel fils !

- Et puis, ajoute un autre, on veut que tu nous fasses honneur, à Salamanque. C’est bien à Salamanque que tu vas ?

- Oui, Salamanque mais...

- Tais-toi, coupe une troisième et regarde plutôt ce qu’on t’apporte. Faut que tu essaies.

Chemises, pourpoints, hauts de chausse et autres manteaux s’étalent dans la pièce.

- Mais je ne vais jamais pouvoir emporter tout ça. J’y vais à pied et il faut que je voyage léger.

- Léger, d’accord, lance la mère de Clara mais pas démuni. On s’est cotisé et un mulet t’attend dehors.

- Un mulet ! Mais...

- Quel entêté ! coupe Clara, agacée. Tu pars pour on ne sait combien de temps dans une ville tout à fait inconnue. Tu ne peux tout de même pas arriver les mains dans les poches. Il faudra bien que tu t’installes ! Je ne parle pas des meubles et de l’équipement d’une chambre. Ca, on pourra toujours te les faire parvenir. Je parle du voyage et de l’arrivée.

Don Esteban juge bon alors d’intervenir.

- Elle n’a pas tort, mon fils. Il te faut quand même un minimum et tu pourras fixer tes bagages sur ce mulet. Où mettras-tu tes livres ? Il n’y a rien e plus lourd que le papier.

- Si vous vous y mettez aussi, padre... soupire le jeune homme, vaincu.  Mais il n’empêche que je n’ai pas besoin de vingt chemises ni de quinze pourpoints. Remportez donc le surplus.

- Pas question, insiste Clara. Fais ton choix et revends le reste. Ca arrondira un peu ta bourse et ça ne peut pas te faire de mal. La route va être longue.

- J’allais oublier, s’écrie le cordonnier. Je t’ai apporté quelque chose.

Il exhibe une superbe paire de bottes de cuir fauve.

- Tu es fou !

- Tu sais, un client me les a laissées sur le dos. Alors autant que tu en profites.

Les larmes aux yeux, Placido contemple ces braves gens qui ont apporté qui une chemise, qui des bougies, qui une couverture et sauront bien le forcer à les accepter.

- Je ne sais pas quoi dire, balbutie-t- il, au comble de l’émotion.

- Et bien ne dis rien, lance le cordonnier, goguenard.

- Surtout que tu n’es pas quitte, précise Clara. Quand tu partiras, je te donnerai de quoi manger en route et de quoi boire.

- De l’eau alors, suggère Placido en souriant. Je ne voudrais pas avoir affaire à deux mulets !

Tous éclatent de rire et, le jour venu, c’est au milieu d’une joyeuse assistance que Placido   arrime ses derniers paquets sur le mulet.   Don Esteban l’attire à lui et déclare :

- Mon petit, tu vas partir à Salamanque et donc à l’aventure.   Les risques du chemin sont réels et je ne veux pas que tu les sous- estimes.  Je ne parle ni des chaleurs torrides, ni des pluies incessantes, ni des frelons et autres joyeusetés des voyages. Dieu merci, je sais que tu as assez d’endurance pour les supporter. Non, je te parle de tous les malfaisants que tu pourras rencontrer. Tu as vu d’assez près les résultats des faiblesses des hommes.  Garde-toi de la vanité et du désir.  Le moins grave pour toi serait de rencontrer une fille qui veuille cheminer avec toi et paie avec son corps.

- Le moins grave, padre ? répète Placido, amusé.

- Je ne suppose pas que tu reviennes puceau de Salamanque, réplique Don Esteban.  Je n’ai pas ce genre d’illusions et je ne pens pas que ce serait bon pour toi.  Je crains bien plus les flagorneurs, les voleurs et les assassins qui guettent l’étudiant en vadrouille. Inutile de te dire que toutes les flatteries que tu pourrais entendre n’ont qu’un seul but : te soutirer ton argent. Méfie t’en comme de la peste.  Et méfie-toi des joueurs. Ils n’ont ni morale ni scrupules. Garde les yeux et les oreilles bien ouverts, et, si tu repères quelque malfaisant, n’hésite pas à partir sur le champ, discrètement si possible, même en pleine nuit, tu ne courras pas plus de risque.   Je sais aussi que les étudiants sont naturellement querelleurs. Garde-toi bien de céder à la provocation. Même si les armes sont interdites, ça n’a jamais empêché des étudiant de s’entretuer. Alors fais attention. Et n’oublie pas ma déclinaison.

- Nominatif jeu, génitif taverne, je sais.

- Il est très doux d’être libre, surtout à ton âge, mais n’oublie pas que pour jouir pleinement de sa liberté, il ne faut pas en abuser.  Ne te laisse pas entraîner au mal. Ne va pas compromettre ta vie ni ton salut. Salamanque n’est pas réputée que pour ses illustres professeurs, hélas.  Ne va jamais à la Grotte, même par curiosité ; les sciences du Diable ne peuvent t’apporter que du malheur. Je compte sur toi.

- Vous pouvez, padre, affirme Placido, très ému.

- Maintenant le plus important, peut être : quoi que tu aies fait, quoi qu’il t’arrive, n’hésite jamais à revenir ici, même et surtout si tu as succombé au péché et au vice ; la honte est un fardeau trop lourd pour le porter tout seul.

Les yeux brillants, Placido s’abat dans les bras du prêtre qui l’étreint avec chaleur. Puis il ajuste son pourpoint, enfonce bien son chapeau et s’élance sur la route.   Sur un point au moins, septembre donne raison à Clara : c’est un mois capricieux qui alterne les soleils embrasés et les pluies interminables, les cieux éclatants ou inconsolables.    Quand arrive la pause du déjeuner, la chaleur fait rechercher l’ombre : mais aussitôt mouches, taons et bourdons fatiguent le malheureux voyageur déjà épuisé par les pierres du chemin ; si par hasard le ciel pleure et qu’on cherche abri sous les arbres, c’est nouvelle douche car, comme chacun sait “ qui s’abrite sous les feuilles se mouille deux fois ”.

La journée a été exécrable, et malgré ses désirs d’économie, Placido décide de descendre dans une auberge.  Heureusement, grâce à la générosité des tolédans, il n’a pas l’air misérable et on le sert avec empressement.   Il attaque son repas avec grand appétit et regarde autour de lui avec curiosité. Bientôt un jeune garçon qui doit avoir à peu prés son âge, richement vêtu et visiblement assez content de lui, pénètre dans l’auberge, provoquant des réactions variées.  Placido aperçoit deux gredins qui échangent des signes d’intelligence.

- Ou je me trompe fort ou ils ont trouvé un pigeon bien dodu à plumer, songe -t- il.

L’aubergiste s’est avancé et se répand en courbettes devant le nouvel arrivant.

- Si Votre Grâce veut bien se donner la peine d’entrer, nous nous ferons un plaisir et un honneur de la servir.

Le sourire du jeune homme se fait éclatant, un valet le débarrasse promptement de sa cape et de son chapeau et il se trouve bientôt attablé non loin de Placido.

- Que désire Votre Grâce ?

- Ma foi, je mangerai bien une perdrix bien en chair avec votre meilleur vin.

- Tout de suite Votre Grâce.  

Le vin est excellent et l’aubergiste guette avec anxiété le moindre signe d’approbation de son jeune client. Celui ci, visiblement ravi, fait claquer sa langue et déclare :

- Compliments, aubergiste, c’est le meilleur vin que j’ai jamais bu. 

A ce moment précis, un des gredins repérés par Placido s’approche de la table, s’incline profondément et déclare avec onction :

- C’est bien le moins que nous puissions faire pour Votre Grâce.  Nous ne voyons pas tous les jours des personnages aussi éminents.

- Vous me connaissez ? demande naïvement le jeune homme

- Comment ! Mais votre réputation vous a précédé : grand latiniste, musicien, poète. N’êtes vous pas messire Gutierrez, natif de Escalona ? Nous sommes infiniment flattés de votre présence. 

- Matteo Gutierrez, oui, c’est bien moi. Je me rends à Salamanque.

- Heureuse la cité qui comptera bientôt pareil étudiant !

Le sourire du jeune homme s’élargit encore et il lance d’une voix claire :

- Patron ! Des verres pour mes amis !

- Et voilà le travail ! songe Placido, amusé.

Le cercle des admirateurs du jeune Gutierrez s’est agrandi : bouteilles, œufs et viandes défilent sur la table.  Soudain, il semble s’apercevoir de la présence de Placido et lance :

- Et l’ami, veux tu te joindre à nous ? Je t’assure que le vin est bon !

- Avec plaisir, répond Placido en s’approchant.

-  Votre Grâce va sans doute aussi à Salamanque ?

- En effet, j’ai là bas un oncle curé qui me reçoit chez lui et assure mon entretien.

Le bandit se détourne aussitôt de lui et les flagorneries continuent de plus belle, toutes plus éhontées les unes que les autres, rythmées par les claquements de mâchoires et les coulées de vin.  Le gredin prend alors une mine plus obséquieuse encore.

- Savez- vous qu’il y a ici un hidalgo qui donnerait bien deux cents ducats pour avoir le plaisir de vous voir ?

- Vraiment ?   

- Vraiment. Il habite non loin d’ici, allons chez lui.

- Volontiers.  

Tous se lèvent. Dans le joyeux brouhaha qui suit, Placido s’approche de son nouvel ami et murmure :

- Tu ne vois donc pas qu’ils profitent de toi ?

- Tu crois ?

- Évidemment ! Tu les as tous bien nourris et abreuvés. Maintenant ils vont se moquer de toi, si ce n’est pire. 

- Se moquer de moi ? s’insurge le jeune homme

-  Bien sûr, pour que la fête soit complète.

- C’est ce qu’on va voir !

Le gredin s’incline devant Matteo.

- Si monseigneur veut bien me suivre.

- Je vous suivrai, assurément mais seulement le jour où on vous mènera au gibet !

Toute l’assemblée éclate de rire et Matteo est assez fin pour en faire autant.  La petite troupe s’est dispersée et les jeunes gens se retrouvent seuls. 

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11/03/2009
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