A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 41 Un amour fou

CHAPITRE 41 Un amour fou

L’alguazil s'assure que Juana est bien entrée dans Santo Tomé et se dirige vers la taverne la plus proche. Juana reste un instant dans l'ombre de l'entrée et inspecte l'église. Dieu merci, elle est déserte. Don Esteban l'attend comme chaque semaine. Cela se sait et nul ne tient à la rencontrer et surtout pas ses clients, redevenus des pères et des époux respectables. Elle soupire et se dirige vers le confessionnal. Don Esteban l'écoute avec son indulgence coutumière et lui donne l'absolution. Juana se prépare à repartir mais le prêtre l'arrête.

- Viens dans la sacristie, Juana, j'ai quelque chose à te montrer.

Sans méfiance, elle le suit dans la pièce voisine. Un homme de haute stature y fait les cent pas. Quand il voit la jeune femme, il s'immobilise. Juana le reconnaît aussi et lance un regard effaré au prêtre.

- Qu'est ce que ça veut dire, padre ? C'est un piège ?

- Non, Juana. Manuel voulait seulement te parler. Je n'ai pas cru devoir l'en empêcher.

Mais Juana n'écoute pas.

- Un piège ! Vous ! Jamais je ne vous en aurais cru capable !

Elle tente de fuir mais Manuel lui happe le bras. Elle frissonne, se débat et finit par s'immobiliser, elle aussi. Elle regarde le jeune homme d'un air de défi, agressive, provocante.

- Alors, tu voulais voir ? Et bien regarde ! Les talons rouges, la robe courte, tout y est ! Si tu veux en savoir plus long, cela ne te coûtera que quelques maravédis !

Mais Manuel ne la lâche pas, la contemplant avec désespoir. Il veut parler mais ne réussit pas à articuler une seule parole.

- Tu veux des détails ? Certains de mes clients aiment me battre, d'autres veulent me voir pleurer ou m'entendre gémir. Et tous se prennent pour des étalons !

Comme Manuel est toujours silencieux, elle ajoute, amère.

- Tu quittes une enfant rieuse et tu retrouves une putain ! Sacré changement, hein ! Maintenant que tu sais, que tu as vu, tu vas pouvoir me haïr tout ton saoul. C'est ce que tu voulais, non ?

Un temps.

- Mais pourquoi n'es tu pas resté en Italie ?

Manuel a enfin retrouvé la parole.

- L'Italie est un pays magnifique. Ses cours sont raffinées et ses artistes extraordinaires. Mais elle a un grave défaut.

Il marque un temps.

- Tu n'y es pas.

Juana éclate de rire, un rire strident, désespéré qui met à vif les nerfs du jeune homme.

- Ne ris pas comme cela, je t'en prie.

- Pourquoi ? Tu ne trouves pas cela drôle ? Faire une telle déclaration à une fille comme moi, c'est du dernier comique ! Ne dis pas n'importe quoi, Manuel et ne joue pas cette comédie. Toi aussi, tu me méprises, comme les autres et peut être plus que les autres.

Il lui lâche la main.

- Tu as raison. Quand Don Esteban m'a expliqué ta... situation, je t'ai détestée, je t'ai haïe. J'ai lancé plus de blasphèmes que les tribunaux n'en jugent chaque année.

Juana le regarde fixement, tremblante.

- Et puis, j'ai réfléchi.  Qui suis je donc pour te juger ? Un menteur, un tricheur, blasphémateur de surcroît. Un assassin à l'occasion, un voleur, un escroc ! J'ai vendu les plumes de l'archange Saint Michel et l'élixir miracle ! Non mais, tu me vois en professeur de morale ?

Malgré elle, Juana sourit.

- Tu vois, ça te fait rire.

Il se fait grave.

- Et puis je viens de Rome. Rome, la Ville, incendiée, pillée, dévastée. Les nonnes, les femmes, les jeunes filles, les fillettes souillées, réduites en esclavage avec leurs frères, leurs pères, leurs maris. Les chevaux piaffant dans les stalles de Rafaël, les hommes vendus et marqués comme du bétail; les saintes reliques dispersées, piétinées. Partout, le stupre, la violence, la mort. Et tu voudrais que je m'énerve parce qu'une petite fille a cru à l'amour !

Il ajoute plus bas.

- Et qu'un salaud en a profité.

Juana le contemple, incrédule.

- Tu es toujours aussi gentil, Manuel.

Le jeune homme explose.

- Laisse tomber ma gentillesse ! C'est ma peau que je défends ! Ma peau ! Tu ne comprends pas ? Si j'ai quitté Tolède, c'est pour ne pas te voir au bras d'un autre; si je suis revenu, c'est parce que je préférai te voir au bras d'un autre que ne pas te voir du tout.

- Manuel... balbutie Juana.

- Tais toi ! Tu ne sais rien, tu ne comprends rien ! Quand tu pleures, mes joues sont mouillées. Quand tu as froid, je tremble. Quand tu ris, je suis heureux.

Il la regarde tristement.

- En apprenant ce que tu étais devenue, je croyais vivre le pire. J'ignorai que le pire m'attendait : tu n'as plus confiance en moi. Amadis n'est plus qu'un bouffon.

Juana contemple avec stupeur les larmes silencieuses qui roulent sur les joues hâlées. Elle tend la main puis la retire brusquement.

- Tu m'aimes encore un peu ? risque t elle timidement. Malgré tout ?

La voix de Manuel se fait douce.

- Mais Juana, je refuserai le Paradis si tu allais en Enfer.

Il ajoute, songeur.

- A supposer qu'on m'offre le Paradis.

Il sourit et ouvre les bras. Elle s'y jette en pleurant. Il la berce doucement. Peu à peu d'abord, lentement puis plus vite, comme un torrent trop longtemps retenu, les mots affluent, douleur et désespoir des filles séduites.

- Oh Manuel, si tu savais ... Je ne voulais pas. Mais ils m'ont enfermée. Ils ne me donnaient rien à manger. Je pleurais, je suppliais et eux ils menaçaient. Et puis un soir, le Borgne est venu, il m'a ordonné d'obéir. Et comme je ne voulais toujours pas, il m'a giflée et m'a entraînée dehors, sur une place ? Il y avait beaucoup de monde. Au premier rang, mes frères. J'ai voulu courir vers eux, implorer leur aide mais ils m'ont insultée, ils m'ont frappée, ils sont partis. J'ai regardé autour de moi. Au milieu de la place, il y a avait un lit. Moi, je ne comprenais pas. Alors il m'a giflée encore et puis il m'a arraché mes vêtements. J'étais complètement nue. Tout le monde riait. Et puis il m'a attachée sur le lit et il leur a dit de faire ce qu'ils voulaient de moi. Et ils se sont tous précipités.

Les sanglots redoublent.

- Oh Manuel, je ne sais pas combien ils étaient ! Ils défilaient, l'un après l'autre. Moi je criais, je me débattais. Mais ça les excitait. Ils devenaient encore plus brutaux... Et les horreurs qu'ils me disaient... cela a duré toute la nuit, la journée, je ne sais plus. Quand il m’a détachée, j'ai vomi pendant des heures. Il m'a dit que si je n'acceptai pas de travailler gentiment - c'est son expression - ce serait toujours comme ça. Il disait aussi que je n'avais pas le choix. J’avais bien vu que mes frères me repoussaient. Tout le monde en ferait autant. Désormais putain j'étais, putain je resterai.

Manuel la berce toujours tendrement.

- Pleure, mon petit, pleure, les larmes lavent les cauchemars. Mais c'est fini maintenant. Nous allons partir. Je t'emmènerai voir la mer. C'est si beau. Et nous irons aussi chez moi, en Andalousie, dans le jardin que Dieu s'est créé pour se reposer du Ciel.  Tu verras les jardins magiques, les oranges et les amandiers. Tu sais pourquoi l'amandier fleurit le premier ? Quand Adam et Eve furent chassés du Paradis, ils errèrent longtemps. Ils avaient peur, ils avaient froid, ils ne voyaient pas le bout de l'hiver. Eve demanda à Dieu de lui envoyer un signe de pardon. Il fit fleurir l'amandier pour que son parfum réjouisse l'âme et que ses fleurs vêtissent Eve et sa famille. Nous irons voir les amandiers en fleurs et les jasmins. Ah les jasmins ! Ils sont la richesse et la parure de notre terre, le parfum de sa noblesse et de sa foi. Je t'emmènerai voir ce miracle qu'on appelle Cordoue. Cordoue la blanche, mère de l'aigle et de la colombe. Et puis nous irons voir Séville et les richesses du Nouveau Monde. Je t'achèterai un perroquet.  Dis, tu  veux un perroquet ?

Juana se blottit un peu plus contre lui.

- Et puis nous trouverons bien un prêtre pour nous marier, ajoute t il d'un ton faussement dégagé.

 Juan lève les yeux vers lui, incrédule.

- Tu voudrais...

- Je ne pense qu'à ça !

- Alors, emmène moi, Manuel, emmène moi loin. Tu me protégeras, hein, comme quand j’étais petite ? Dis que me montreras tu ?

Manuel s'enflamme.

- Tu verras la Cathédrale de Séville et sa Giralda. Grenade et ses jardins. Nous mangerons le cochon de lait à Ségovie et boirons le manzanilla à San Lucar. Je connais des auberges perdues sous les fleurs où tu seras réveillée par le chant des oiseaux. Et puis nous écouterons les rivières et les fontaines, le chant de l'eau sur la terre andalouse. Le vent te racontera l'histoire de la sultane et du chevalier franc.

Juana se laisse engourdir par la voix chaude, dodeline de la tête et rêve, les yeux grands ouverts.

Manuel se tait.

- Oui, tout cela est un beau rêve, un rêve merveilleux. Merci, Manuel. Il y a si longtemps que je n'avais pas rêvé.

Manuel s'insurge.

- Mais non, ce n'est pas un rêve. Cela peut devenir réalité, dès demain si tu veux !

Juana secoue la tête.

- Non, c'est impossible. Il vaut mieux que tu t'en ailles maintenant. Je suis contente de t'avoir revu.

Manuel la regarde, effaré.

- Je ne comprends pas, Juana. Qu'est ce qui te retient ? Je te jure que je suis sincère.

- Je n'en doute pas, dit doucement Juana, mais je ne peux pas partir.

- Mais pourquoi, pourquoi ? Je veux savoir.

Juana fixe sur lui ses grands yeux tristes.

- Tu veux vraiment savoir ?

Manuel acquiesce vivement. Juana fixe le sol.

- Voilà, dit elle sans le regarder. J’ai un enfant, un petit garçon de deux ans et demi.

Manuel marque un temps avant de demander :

- Et comment s'appelle t il, ce chérubin ?

- Tito.

 - Tito ?

  - Oh, c'est un diminutif. En vérité, il s'appelle Manuel. Manuelito, Tito.

Plus ému qu'il ne veut bien l'admettre, Manuel veut plaisanter.

- Tu as eu raison. Il y a déjà un bandit de ce nom dans la famille. Celui là, tu en feras peut être un saint.

Juana sourit.

- Je n'en demande pas tant. Je voudrais seulement qu'il te ressemble.

- Curieux souhait ! Et où est il, mon fils ?

- Chez... commence Juana qui s'interrompt brusquement. Qu'est ce que tu as dit ? Comment l'as tu appelé ?

Manuel répète posément.

- Je voudrais savoir où est mon fils. C'est la moindre des choses, non ?

- Mais ce n'est pas ton fils, proteste Juana. Et j'ignore qui est son père.

- Quand je l'aurai reconnu, affirme Manuel, je défie quiconque de douter qu'il est mon fils.

- Reconnu, toi ?

- Dame, puisque j'épouse sa mère !

Et comme Juana reste bouche bée, il précise doctement.

- Le père d'un enfant est supposé être le mari de la mère. Et réciproquement. C'est ce qu'on appelle le père putatif. Et ça n'a rien de grossier, je t'assure. J'ai été le valet d'un letrado, autrefois.

- Mais c'est un petit bâtard, souffle Juana.

-  Et alors, tu as peur que ça me choque ? Moi ? Bâtard de père en fils, qui dit mieux ?

Mais Juana se détourne. Manuel voit qu'elle refoule ses larmes avec peine.

- Qu'est ce qu'il y a encore ? Penses tu que je ne serais pas un bon père ?

- Oh Manuel ! Je suis bien placée pour savoir que tu serais un père merveilleux !

- Alors ? insiste le jeune homme.

Juana respire profondément et finit par lâcher, désespérée.

- Je ne sais pas où il est ! Ils le cachent quelque part à Tolède ou dans les environs. Ils me l'amènent de temps en temps. C’est comme cela qu'ils me tiennent. Sans Tito, il y a longtemps que j'en aurais fini.

Manuel l'attire à lui.

- C'est ignoble.

Il réfléchit un instant.

- Bon, si je comprends bien, tant que Tito est entre leurs mains, tu ne peux rien faire.

Juana hoche la tête.

- Alors, c'est très simple : je retrouve Tito, je me débarrasse du Borgne et de sa clique, je t'épouse et nous partons voir le monde.

Juana sourit.

- Tout est toujours si simple avec toi. Mais ne fais rien, je t'en prie. Ils s'en prendraient à lui.

Manuel se fait grave.

- Si je ne fais rien, ce sera pire. Veux tu attendre qu'ils le mutilent pour apitoyer les passants ?

Juana porte les mains à sa bouche, épouvantée.

- Tu sais qu'ils le feront, un jour ou l'autre. Laisse moi faire et ne crains rien. Crois tu que je mettrais la vie de mon fils en danger ?

- Tu y tiens !

- Ma petite fille, énonce doctement Manuel, depuis le roi Salomon, le vrai père est celui qui aime. C’est dans la Bible.

Juana réussit à sourire.

- Je te jure que je serai plus discret que l'ombre d'un chat. Seulement, pour avoir les coudées franches, il va falloir que je joue la comédie de l'honneur outragé et du mépris forcené.

Il saisit le petit visage dans ses mains.

- Pour donner le change, je vais être obligé de me conduire avec toi comme le dernier des misérables. Surtout n'en crois pas un mot. Promis ?

- Promis.

- Je te jure que je vous arracherai à leurs griffes, toi et le petit.

- Je te crois. Mais fais bien attention. Vous êtes mes deux seules raisons de vivre.

- Ne crains rien. J'ai l'intention de vivre très vieux.

Don Esteban tousse une ou deux fois pour rappeler sa présence.

- Mes enfants, vous avez ma bénédiction. Mais l'alguazil ne va pas tarder à revenir et il vaudrait mieux qu'il trouve Juana en prières plutôt que dans tes bras !

Juana s'éloigne à regret de Manuel qui ajoute.

- Si tu as quelque chose à me faire savoir, dis- le à Don Esteban. Il vaut mieux que nous ne nous rencontrions plus. Je dois tenir mon rôle.

Juana acquiesce.

- Ne crains rien. J'ai compris.

Elle lance un regard timide à Don Esteban.

- Vous voulez bien qu'il m'embrasse, padre ? Cela me donnera du courage.

Frémissant, Manuel pose ses lèvres sur celles de Juana. Puis elle le regarde longuement, rajuste sa mantille et regagne l'église à temps.



26/02/2009
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