A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 39 Entre picaros : Lazarillo

CHAPITRE 39 Entre picaros : Lazarillo

Le jour vient à peine de se lever  : debout  devant une casserole de cuivre suspendue dont le fond bien astiqué lui sert de miroir, Manuel taille avec soin sa moustache.

- Quand tu auras fini de te faire beau, tu me répondras peut-être, proteste Giacomo.

- Et à quel sujet, mi fili ?

- Au sujet de notre subsistance ! Comment va –t- on manger ?

-  On trouvera bien un moyen, assure le jeune homme en tentant un délicat coup de ciseau.

- Et lequel, s’il te plaît ?

- Il y a autant de pigeons à Tolède qu’à Rome, et j’ai toujours mes cartes et mon épée.

- Mouais...

Manuel s’essuie le visage et se retourne vers son jeune ami.

- Ne me dis pas que tu es subitement devenu honnête !

- Plutôt allergique aux prisons, si tu vois ce que je veux dire ...

Manuel hausse les épaules.

- Jusque là, on s’en est toujours sorti, déclare t il.

- Tu es vraiment sûr que tous les geôliers de Tolède ont des filles ?

- Ce n’est pas parce que nous avons parfois couché en prison - auberge qui en vaut une autre, soit dit en passant - qu’il faut en faire une habitude ou une fatalité. Ce n’est tout de même pas ma faute si les soudards de Bourbon ont raflé tout l’or que j’avais gagné. Estime toi heureux qu’ils nous aient laissés en vie et à peu prés intacts. Dois je te rappeler que les tourments de l’enfer ne sont rien en comparaison du sac de Rome ? Et tu voudrais la sécurité en plus ? Et que fais tu de la Divine Providence ? « Considérez les lis des champs. Ils ne filent ni ne tissent. Or je vous le dis pas même Salomon dans toute sa gloire n’a été vêtu comme eux »

Giacomo a une moue dubitative.

-      Tu as été prédicateur ambulant, je sais. Mais inutile de me faire ton numéro, ça ne marche pas. Et puis les lis n’ont pas à faire trois repas par jour, eux !

Manuel secoue la tête, soudain sérieux.

- Je te conseille de répéter ça en public, mécréant. Pour peu qu’une bonne âme t’entende et le répète à l’Inquisition, nous voilà embarqués dans une sale affaire. Et Dieu seul sait comment tu t’en sortirais et dans quel état ...

- Tu cherches à me faire peur ? bredouille Giacomo.

- Oui. La peur c’est le commencement de la sagesse. Et ça te rendra peut-être prudent. Mais pour répondre à ta première question, je propose qu’on aille faire un tour. Ce sera bien le diable si on ne trouve pas une solution.

- Et Anita, tu y as pensé ? demande le petit italien, plein d’espoir.

- Je ne peux pas toujours me faire nourrir gratuitement. Ce ne serait pas convenable.

Giacomo hausse les épaules, boudeur. Une fois dans la rue, Manuel, nez au vent, regarde attentivement autour de lui, cherchant une aubaine  En passant devant l’étal d’un pâtissier, Giacomo soupire à fendre l’âme : les pâtés, tourtes, et feuilletés embaument toute la rue.

- Ils ont l’air bons à se sucer les doigts, gémit il.

- Qu'est ce que tu crois !  proteste le pâtissier

- Je crois que, si j’avais une moustache, je la remuerais avec grand plaisir, déclare le jeune garçon.

Le pâtissier hausse les épaules. Giacomo rejoint Manuel qui l’attend patiemment au coin de la rue. Soudain un cri familier retentit.

- Qui veut du vin, du bon vin, du meilleur ?  Du vin d’Ocana, le meilleur d’Espagne, du vin de Yepes, que nous envoya le Seigneur, du vin d’Esquivias, au baiser de paix; qui veut du vin ? Grande vente ce matin au Zocodover, dépêchez vous, c’est du meilleur ! Et n’oubliez pas : vous êtes davantage redevable au vin qu’à vos parents. Car si votre père vous a donné la vie une fois, le vin vous l’a rendue plus de mille !

- Manquait plus que cela, grogne Giacomo, y- z- ont vraiment décidé de nous faire tourner en bourrique. Comme si un bon coup de vin ne serait pas le bienvenu !

- Je connais cette voix, affirme Manuel en fouillant la rue des yeux.

Enfin il aperçoit le crieur, plisse les yeux et lui fait signe.

- Eh, Lazarillo, par ici, Lazarillo ! appelle t il

L’interpellé tourne la tête

- Manuel ! s’exclame t il en s’approchant. Quelle bonne surprise ! Qu'est ce que tu deviens ?

- Affamé ! lance Giacomo.

Manuel sourit tandis que le nommé Lazarillo s’esclaffe.

- Je vois. Tu n’as pas fait fortune depuis notre dernière rencontre.

- Oh si ! Et plusieurs fois encore mais la Fortune est femme volage et elle m’a abandonné pour d’autres.

Lazaro hoche la tête gravement.

- Attends moi là.

Pendant que Lazaro s’éloigne, Giacomo demande.

- C’est quoi ce rigolo ?

- La faim te fait déparler, mi fili.  Quand j’ai rencontré Lazaro, à Escalona, il avait pour maître un mendiant aveugle fort savant mais fort avare. Et, pour une histoire d’andouille que Lazaro lui avait volé, il l’a battu comme plâtre et nous avons eu grand mal à retirer ce pauvre Lazaro des griffes du mendiant, dont, soit dit en passant, il avait égratigné méchamment le visage et la nuque.

- Tu ne pourrais pas rencontrer un duc et grand d’Espagne, par hasard, un qui nous nourrirait ?

Par dessus l’épaule de Giacomo, Manuel voit Lazaro qui revient, tenant deux succulents pâtés à la main.

- Entendre c’est obéir, déclare t il doctement.

Soudain Lazaro place lui même le pâté dans les mains de Giacomo qui écarquille les yeux et mord précipitamment dans la pâte chaude.

- Eh, pas si vite, lance Lazaro, amusé, on ne va pas te le prendre.

Manuel a saisi son pâté et y mord lui aussi à belles dents.

- Tu nous sauves, Lazaro, déclare Manuel après avoir englouti les dernières miettes de son pâté.

- Je te dois bien ça. Alors qu’as tu fait depuis Escalona ?

- Ma foi tout et rien. Je suis allé en Italie où j’ai presque fait fortune. Malheureusement les sbires de Bourbon m’ont tout pris au sac de Rome. Tout et même le reste.

- Le sac de Rome ! Paraît que c’était horrible !

- Abominable. En plus, j’étais suspect aux Italiens parce que j’étais espagnol et aux espagnols parce que je parlais italien ! Nous avons failli être tués cent fois.

- Et comment as- tu hérité de ce garnement ?

Le ventre plein, Giacomo dédaigne de relever le qualificatif et sourit béatement.

- Un jour j’ai voulu tirer ma bourse et j’ai trouvé une main de trop à l’intérieur.

- Le voleur volé ! Elle est bien bonne !

- Comme tu le sais, j’aime le travail bien fait et j’ai horreur des à peu prés et des amateurs. J’ai donc gardé ce garnement avec moi, ne serait ce que pour lui apprendre les bonnes manières.

- De voler ?

- Évidemment.  Mais dis moi, tu as l ‘air prospère.  Qu’as tu fait de ton aveugle ?

- Le Diable l’emporte, lui et son avarice ! Je me suis vengé en une seule fois de tous les coups qu’il m’avait donnés et de tous les repas qu’il m’avait refusés !

- Raconte !

- Voilà. Le lendemain de l’andouille, nous demandions l’aumône, comme d’habitude et il se mit à pleuvoir. Alors il me dit « Lazaro, cette pluie est opiniâtre et tant la pluie tombe, tant plus il pleut. Retirons nous de bonne heure au logis » Or, pour y aller, il nous fallait passer un ruisseau que les pluies avaient grossi.  Je lui proposai alors de chercher un gué. Il trouva le conseil très bon et me dit « Tu es avisé Lazaro et c’est pourquoi je t’aime ! Mène moi donc à cet endroit où le ruisseau s’étrangle » Je décidai alors de mettre ma vengeance à exécution, de me débarrasser de lui et de m’enfuir par la même occasion. Je le menai devant un pilier de pierre qui soutenait les auvents des maisons sur la place et je lui dis « Oncle, sautez hardiment et de toutes vos forces pour gagner l’autre rive » Il s’est balancé comme un bouc et de toute sa force, reculant d’un pas pour mieux sauter : sa tête a heurté le pilier avec tant de force et de bruit que je m’étonne qu’elle soit restée sur ses épaules. Il est tombé à la renverse, à moitié mort « Eh, lui criai-je, Vous avez flairé l’andouille et ne flairez point le poteau ! Flairez ! Flairez ! »

Giacomo et Manuel éclatent de rire.

- Et tu n’en as jamais eu de nouvelles ?

- Jamais et je m’en porte fort bien !  Dieu a voulu éclairer mon chemin et ma vie et grâce à Lui, j’ai pu obtenir la charge de crieur public.  Et je suis bien déterminé à n’en plus changer car c’est vraiment le meilleur métier qui soit.  Chacun me tient en haute estime et tous savent très bien que si je ne m’en mêle, ils ne réussiront à rien.

Giacomo soupire.

- Une charge... Voilà bien ce qu’il nous faudrait. Au moins on serait sûrs de manger tous les jours.

- Giacomo, tu n’es qu’un ventre, proteste Manuel.

- Évidemment toi tu vis d’amour et d’eau fraîche, rétorque le jeune garçon. Moi, outre que l’amour me fait défaut, j’aime mieux l’eau fraîche quand elle se transforme en bon vin clairet et quand elle est accompagnée de quelque poulet bien gras ou de quelque rôti luisant de graisse.

- Voilà une manière de vivre que je comprends très bien, acquiesce Lazarillo. Dieu sait combien de tours j’ai inventés autrefois pour seulement pouvoir manger !

Il réfléchit un instant.

- Je pourrais peut-être faire quelque chose pour vous deux. Attendez que je réfléchisse. Je connais un archiprêtre qui pourrait peut-être vous aider... C’est lui qui m’a a fourni ma charge... Avant lui, je travaillais pour un chapelain de la cathédrale qui m’avait donné un âne, quatre cruchons et un fouet pour vendre l’eau par la ville. J’aimais bien ça car avec une seule charge d’eau, tu peux muser dans la ville sans risquer d’être arrêté pour vagabondage, tu peux aller où tu veux et puis tu gagnes bien, surtout le samedi, car tout te revient sans être obligé d’en rien rendre à ton maître ce jour là.

Giacomo boit les paroles de Lazaro, les yeux brillants de convoitise.

- Voilà un métier qui me plairait sûrement, affirme t il.

Lazaro hoche la tête.

- Je vais demander à ma femme de lui en parler. Si tout va bien dans quelques jours c’est une affaire faite.

- Je ne te savais pas marié, déclare Manuel, étonné.

- C’est mon maître, l’archiprêtre de Saint Sauveur qui m’a donné pour femme une de ses chambrières. Et j’en suis ravi car c’est une bonne épouse, diligente, serviable et fort honnête.

A ce moment précis, on entend un fort éclat de rire derrière les jeunes gens. Lazaro se retourne d’un bon et apostrophe le rieur.

- Je peux savoir ce qui te met tant en joie ? gronde- t-il

- Rassure toi, ce n’est pas ta femme. L’archiprêtre lui suffit !

Le rieur a à peine terminé sa phrase qu’il se retrouve à terre, à moitié assommé par un formidable coup de poing du mari outragé.

- Continue un peu et je te laisse raide mort, lance Lazaro. Avis aux amateurs, ajoute- t- il en promenant un regard impérieux sur l’assemblée.

- Pourtant, on assure que sa femme a déjà accouché trois fois et pas de ses oeuvres, murmure une commère entre haut et bas.  Lazaro lui lance un regard courroucé

- Ma commère, ce qui se passe entre ma femme, et l’archiprêtre n’a rien que de très honnête et je jurerais sur la Sainte hostie qu’elle est aussi honnête que n’importe quelle femme de Tolède et assurément au moins autant que vous. A moins que votre honnêteté ne soit pas si assurée !

A son tour, la femme lui lance un regard noir mais n’ose répliquer tandis que l’assemblée se défait.

- Bravo, déclare Manuel, j’aime ceux qui défendent leur famille contre tous.

- Ma foi, mon bon, ma femme m’a fait de tels serments que je veux les croire.  J’ai une confiance aveugle en elle et elle m’amène tant de   bienfaits que j’en rends grâce au ciel et à Monsieur l’archiprêtre.  Sais tu que nous mangeons à sa table tous les dimanches et à toutes les fêtes ?

- Compliments, la table d’un archiprêtre ne passe pas pour la plus mauvaise.

- Je ne te le fais pas dire. Et ce sont là des joies dont je ne veux pas me priver.

A ce moment précis, les cloches sonnent dix heures. Lazaro sursaute.

- Il faut que je me dépêche, j’ai encore beaucoup de vin à crier et aussi des funérailles et des exécutions à annoncer. Mais viens à la cathédrale dans quatre jours à cette heure ci et j’aurai ton affaire.

Quand Lazaro s’est éloigné, Manuel se retourne vers son jeune ami.

- Et tu osais douter de la Divine providence ?

Giacomo lui dédie un sourire éclatant.

- J’avoue que cela vient à point nommé. Mais j’y croirais quand je verrai mon âne.

Quatre jours après, à l’heure dite, Giacomo devenait membre de la très respectée confrérie des porteurs d’eau.



25/02/2009
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