A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 35 La petite Juana

CHAPITRE 35 La petite Juana

Quand Pedro pénètre dans la cuisine, Ramon est déjà attablé, entouré de chiens qui engloutissent voracement les restes d'un repas.

- Aurais-tu faim, par hasard ? Il est vrai que monseigneur nous fait rentrer bien tard. D’accord Teresa avait bien laissé quelque chose pour toi avant de s'absenter mais les chiens avaient tellement faim !

Pedro hausse les épaules :
- De toutes façons, ça m'aurait coupé l'appétit de manger avec toi !

Puis il tourne les talons et sort du palais.  L'après-midi est bien avancé et il erre dans les rues grouillantes de monde. Pour oublier sa faim, il contemple le spectacle de la rue. Ici, les gestes précis et minutieux d'un damasquineur, là, le boniment d'un camelot si persuasif que vingt mains se tendent dés qu'il cesse de vanter sa marchandise. Flânant au hasard, il se perd un peu dans les ruelles. Mais quelle importance ? Les rues sont moins fréquentées et il goûte un silence relatif quand des éclats de voix lui parviennent.
- Laissez-moi tranquille !

- Allez, fais pas ta mijaurée, sois gentille.
- Pas envie. Fichez le camp.

- Et on peut savoir pourquoi tu nous refuses, nous ? D'habitude, c'est pas difficile de t'avoir.
- Si tu me veux, tu payes ! Mais on peut pas se servir soi-même ! Alors, dégage.
Pedro distingue mieux la scène maintenant. Deux hommes assez massifs entourent une jeune femme qui les affronte hardiment. L'un des hommes lui a violemment pris le bras.

- Pourquoi veux-tu qu'on paye ce qu'on peut avoir gratis ?
Il l'attire à lui et l'embrasse goulûment. La fille se débat mais il la tient solidement. Le deuxième homme s'approche et ils la plaquent contre un mur. Entre deux baisers, elle appelle au secours.

- C'est ça, la belle, crie. Qui veux-tu qui vienne ? Un client ? On est tout prêts à partager !
Ils éclatent de rire.
- Lâchez-la !
La voix impérieuse les fait sursauter. Le plus gros se tourne lentement contemple, stupéfait, Pedro qui leur fait face, une fourche à la main.
- Tu veux ta part ? Attend un peu, y en a pas pour longtemps.

Il se retourne tranquillement vers la file. Mais Pedro répète, menaçant :

- Lâchez-la.

- Mais c'est qu'il insiste ! Qu'est ce que tu veux, à la fin ?

- C'est clair. Que vous la lâchiez.

- Et pourquoi donc ?

- Parce que je le demande. Et parce qu'elle le demande.

L'homme éclate de rire.

-  Mais d'où tu sors, toi ? Ces femmes-là, ça ne s'écoute pas, ça se prend.
Son compagnon intervient, un lourd bâton à la main.

-  T'es bien bon de lui expliquer. Débarrassons nous de lui et qu'on en finisse.

-  T'as raison. Allez dégage. Et fais attention à cette fourche. Tu pourrais te blesser !

Ils repartent à rire. Pedro s'approche d'eux.

- Tiens, mais c'est l'Indio qui nous fait une crise de vertu ! Pourtant les indiennes sont chaudes, y paraît, et accueillantes !

- Tu parles, renchérit l'autre, sa mère a dû forniquer avec un singe. Ca couche avec n'importe quoi, ces bêtes-là !

L'homme a juste le temps d'esquiver le coup porté avec furie. Bâton à la main, il fonce sur Pedro qui l'évite d'un simple mouvement d'épaule et lui fait un croc-en-jambe. L'homme trébuche et va s'assommer sur le mur d'en face. L'autre est plus coriace. Il a sorti un couteau et tente vivement d'en frapper l'indien. Mais celui-ci recule, évite la lame sifflante, se courbe, saute et réussit à la faire sauter d'un coup bien ajusté. La fourche fait plusieurs mouvements menaçants et l'homme n'en demande pas plus : il s'enfuit à toutes jambes, suivi de son compagnon qui vient de reprendre connaissance. Pedro les regarde s'enfuir, jette sa fourche et s'approche de la fille qui n'a pas bougé. Comme elle est jeune ! Une petite bouche cerise, de grands yeux vert sombre, une jupe assez courte et des talons rouges. Elle le regarde avec méfiance.

- Tu veux ta part ?

- Ma part ? Décidément, c'est une manie. Non, merci. Je suis bien trop orgueilleux pour prendre une fille contre son gré. 

- Alors, pourquoi m'as tu défendue ?

- Tu appelais au secours, non ? Et disons que j'avais envie de me défouler.

Elle le regarde et sourit;

- Tu as raison. Un peu d'exercice ne fait pas de mal.

- Je me rouillais. Et puis j'ai horreur des lâches.

Elle hausse les épaules.

- Ils voulaient juste un peu de bon temps.

- Et ils sont obligés de forcer les filles ? Mauvais signe !

Elle se met à rire.

- Comment t'appelles-tu ?

- Pedro.

- Pedro comment ?

-Pedro. Je suis l'indien de Don José de Mendoza  

- Ah ! Je comprends. Moi, c'est Juana. Juana Gomez.

- Ouana, répète t il.

- Non, Juana.

- Ca, je saurai jamais dire, soupire-t-il.

Elle sourit encore.

- Maman tient une auberge sur le Zocodover. Tu as mangé ?

- Non.

- Ca tombe bien, moi non plus. Viens, je vais te montrer.

Au grand étonnement de Pedro, elle fait tout un détour par les ruelles, évite le Zocodover autant que possible et finit par arriver dans la très passante rue du Commerce. De l'autre côté de la rue, elle ouvre une petite porte et ils pénètrent dans une cuisine aux odeurs appétissantes.

- La prochaine fois, tu passeras par la place. Mais moi, c'est mieux que je passe par là.

Puis, elle tape sur l'épaule d'une large matrone penchée sur ses fourneaux. La matrone se retourne aussitôt, la face rubiconde et embrasse Juana.

- Quel bon vent t'amène, ma chérie ?

- Maman, je te présente Pedro. Il a estourbi deux balourds qui me serraient d'un peu trop prés.

La cuisinière s'essuie les mains sur son tablier et tend la droite à Pedro.

- Sois le bienvenu. Les amis de Juana sont mes amis. Je m'appelle Anita. Tu as faim ?

Pedro hoche la tête.

- Moi aussi, affirme Juana.

- Va préparer une table. Je vais vous concocter un repas dont vous me direz des nouvelles.

Pedro suit Juana et pénètre dans l'auberge. A cette heure, il n'y a pas grand monde mais il aime tout de suite l'ambiance. Des tresses d'ail, des jambons ventrus et des saucissons de taille respectable pendent du plafond. Des bouquets de fleurs fraîches ornent les murs blanchis à la chaux. Un peu partout, des faïences bleues, des pichets de vin et des assiettes fumantes. Un chat, nonchalant, traverse la salle. Çà et là, des groupes de convives mangent, boivent, discutent ou chantent. Et souvent les quatre à la fois. Juana met rapidement la table derrière un pilier de bois et s'attable. Pedro s’assoit en face d'elle.

- Ca te plaît ?

- Beaucoup.

- Tu vas voir. Maman est une fine cuisinière. Sa cuisine est réputée dans tout Tolède. Aujourd'hui, il n'y a pas grand monde mais d'habitude, c'est plein à craquer.

Anita arrive avec un plat fumant.

- Goûte moi ça, tu vas m'en dire des nouvelles.

Pedro saisit la volaille dorée et mord à belles dents.

- Fameux, déclare-t-il.

Le visage d'Anita s'éclaire.

- A la bonne heure, quelqu'un qui sait apprécier la bonne chère. J'aime ça. J'ai pas confiance dans les gens qui boudent leur plaisir.

Pedro ne répond pas mais suce les os avec un plaisir évident.

- Tu en as de la chance, assure Juana, la perdrix à l'étouffée est une spécialité de Tolède et maman la réussit mieux que quiconque. 

- J'avais préparé celle-là pour un chanoine mais, baste, il mangera autre chose ! Qu'est ce que vous buvez ?

- De l'eau, répond Pedro

- De l'eau ?

- Ou du lait, précise-t-il

- Pas de vin ? s'étonne la cuisinière

- Non. Ca me fait mal.

- Ah bon. D'accord pour l'eau. Mais c'est un pêché de boire de l'eau avec ma perdrix, assure la cuisinière en s'éloignant.

- Elle est fâchée ?

- Non, ne t'inquiète pas; elle crie beaucoup mais ne mord pas.

 La perdrix, pourtant de belle taille, est bientôt engloutie. Anita apporte alors de petits pâtés de viande qui suivent le même chemin que la perdrix. Elle admire Pedro qui mastique avec vigueur.

- En voilà un au moins qui fait honneur à mon repas. Ca fait plaisir de cuisiner pour lui. Pas comme toi, ma mignonne, tu en laisses la moitié.

- Je n'ai pas très faim, maman.

- Pour changer. 

 Elle se tourne alors vers Pedro.

- Si tu aimes tant que ça ma cuisine, reviens tant que tu veux, il y aura toujours quelque chose pour toi. Tu habites loin ?

- Je loge chez Don José de Bocanegra.

- Don José de Bocanegra ! Bouche Noire ou plutôt Bouche Rouge ! Pobrecito ! Il n’est pas trop dur ?

 Pedro hausse les épaules.

- Ouais ! Je vois. Tu auras souvent besoin de refaire tes forces alors n'hésite pas.

 Elle attrape un dernier plat sur une desserte en noyer.

- J'ai fait des mazapanes. Prenez en une bonne poignée.

- Décidément, c'est Byzance aujourd'hui, articule Juana, la bouche pleine.

 Pedro, après avoir goûté du bout des dents, savoure la friandise.

-  Tous mes enfants adorent mes mazapanes. Ca me fera un fils de plus.

- Tu as d'autres enfants ? Je croyais Juana fille unique.

- Madre de Dios. J'ai trois fils !

 Elle se trouble et reprend.

- Enfin, deux. Tu vois ces grands escogriffes là-bas, qui font plus de bruit que tout le monde ?

 Pedro acquiesce.

- Et bien, le plus grand c'est Hernando. Il a la tête prés du bonnet mais c'est un brave coeur. Et celui qui se lève et qui ne va pas tarder à se rasseoir, c'est Francisco. Il ne peut pas rester cinq minutes tranquille. A croire qu'il est assis sur un boisseau de puces. Voilà, tu connais tout le monde.

 Pedro s'est avancé pour mieux voir. Une voix éclate.

- Ah ! Te voilà, toi.

 C'est Ramon qui vient de l'apercevoir.

- Qu'est ce que tu fais là ?

- Mon courrier ! ironise Pedro

- Tu te moques de moi ?

- A ton avis ? A question idiote...je déjeune, imagine toi. Tu te rappelles ? Il n'y a rien pour moi, à la maison.

 Anita commence à s'énerver.

- Qu'est ce que c'est que ces histoires ? Je reçois qui je veux et c'est pas un morveux de ton espèce qui va me donner des ordres.

- Je ne savais pas que tu recevais des animaux, Anita, lance Ramon, rageur.

- Oh, mais tu peux rester, tu ne nous déranges pas, affirme Pedro, suave.

 Les clients, qui suivaient l'affaire avec intérêt, éclatent de rire.

- Si Monseigneur apprend cela ... menace Ramon.

- Si Monseigneur apprend quoi ? Je doute qu'il s'intéresse à nos querelles !

- Don José nounou de Ramon ! lance une voix moqueuse. Les quolibets fusent et Ramon bat bientôt en retraite. Un "hourra" formidable salue son départ. Les frères Gomez font signe à Pedro qui va s'asseoir à leur table.

- Bien répondu, l'ami, le félicite Hernando, les ennemis de Ramon sont nos amis.

- Vous devez avoir beaucoup d'amis, alors, commente sobrement l'indien.

 Hernando s'esclaffe.

- Toi, tu me plais. Tu bois un coup ?

- Non, merci.

- Ah ? Tant pis pour toi; il est bon.

 Il avale une large rasade.

- Ce Ramon, quelle plaie ! dit quelqu'un

- Un malfaisant, ajoute un autre. Un vrai malfaisant. Tiens, il a voulu prendre l'Etoile de force mais elle a menacé de le crever. Alors il l'a dénoncée comme sorcière.

- Et alors, elle a eu des ennuis ?

- Tu parles ! Toute sa sorcellerie, c'est d'embobiner les gogos avec des herbes ménagères et des formules sans queue ni tête. Ils l'ont relâchée vite fait.

- Toute façon, il a jamais pu avoir une fille qui voulait de lui. Ou alors une vicieuse. Il est trop brutal.

- T'en sais des choses ! ironise Francisco

- Je suis bien renseigné. Les filles m'ont dit qu'en dehors de la mancebia, il a personne. Et encore, elles se le refilent comme un lépreux. Un vrai fléau. Ce qu'il aime, c'est leur faire mal. C'est ça qui le fait jouir.

- Sûr, acquiesce Hernando. Il est plus hypocrite que vingt chanoines. Si il va voir les filles, c'est pour s'en donner à coeur joie sans risquer de pêcher. Il tient au salut de son âme, cette fripouille.

- Je vois pas comment il évite le pêché, s'interroge Francisco.

- C'est pourtant simple. Si on paye, il n'y a pas pêché. assène Hernando en vidant son verre d'un trait; et si c'est avec une fille publique non plus.

- Tu es sûr de ça ? demande ironiquement Francisco.

- Évidemment j'en suis sûr. Si tu payes, ça efface tout.

A ce moment précis, un autre client croit bon d'intervenir. De taille moyenne, il a un visage long et émacié, un teint maladif, un nez pointu : la tête de fouine parfaite ainsi que la définissent vigoureusement les habitants du Zocodover ... et les autres !

- Vous avez une conception très particulière du pêché, me semble-t-il.

Hernando, qui allait vider un autre verre, s'arrête net et regarde le nouveau venu d'un air ébahi.

- De quoi je me mêle ?

L'autre pince les lèvres d'un air dégoûté.

- Évidemment, c'est plus facile de nier le pêché que d'y résister.

Hernando se met à rire.

- Oh ! Mais je résiste à tout, moi, sauf à la tentation !

Tous éclatent de rire, se tapant sur les cuisses sans même se donner la peine d'essuyer leurs larmes. L'air offusqué de leur interlocuteur ne fait qu'augmenter leur fou rire. Francisco est le premier à reprendre haleine.

- Laisse tomber, Hernando, un peu de respect, s'il te plaît. Ce n'est pas ce digne señor qu'on verrait dans les bordels.

Piqué au vif, la fouine s'insurge.

- Je ne vous permets pas de m'insulter.

- Justement, señor, c'est votre vertu que je défends... continue Francisco d'un air suave

 L'autre le regarde, soupçonneux.

- Quoique je doute qu'elle ait souvent été attaquée ! conclut Francisco, impitoyable.

Les rires reprirent de plus belle.

- Mais non Francisco, monsieur est plus malin que toi ; quand la bête le travaille trop, il ne va pas au bordel, lui, il va aux étuves !

- Pour se purifier, sans doute !

Après être passé par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, la fouine devint livide, se redresse de toute sa petite taille et rétorqua :

- Messieurs, jamais vous ne me verrez dans ces lieux de perdition Mais ces bains-là ne sont rien comparés aux marmites de lave dans lesquelles vous finirez par bouillir pour l'éternité !

Et il sort de la taverne aussi majestueusement qu'il le pouvait. La gaieté des amis ne connut plus de bornes et leur rire était si contagieux que toutes les tablées se trouvaient rire à gorge déployée sans même savoir pourquoi. Une fois leur hilarité un peu calmée, Hernando héla l'aubergiste.

- Holà ! Une autre bouteille pour fêter la défaite des rats à deux pattes !

Pendant que Hernando remplit généreusement les verres, Pedro demande :

- Étuves, c'est quoi étuves ?

Mais Hernando, trop occupé à servir tout le monde, ne répond pas. Alors Pedro répète :

- C'est quoi étuves ?

Francisco prend alors la parole :

- Si on veut parler comme les messieurs, c'est un établissement de bains.

  Ces paroles résonnent magiques aux oreilles de l'indien.

- Des bains ? répète, incrédule

 - Ben oui : bains chauds, bains froids, bains tièdes ... Des bains quoi !

- Mais alors pourquoi l'autre s'est énervé quand tu lui as dit étuves ?

Francisco repose son verre et, détachant ses syllabes, explique comme à un enfant ou un simple d'esprit.

- C'est pourtant facile à comprendre. Aux étuves, on fait tout pour te mettre à l'aise : petits plats, vin clair et jolies filles ! Et elles ne sont pas là seulement pour te passer les plats ! Tu me suis ?

Pedro le gratifie d'un large sourire :

- Sans problème. Et ça se trouve où étuves ?

 - Les étuves, corrige Francisco d'un air suffisant.

- Ah, celui-là, parce qu'il a été le valet d'un letrado, il se prend pour un savant, grogne Hernando.

- Savoir plus de choses que toi, c'est pas difficile, fulmine Francisco.

Sentant venir la bagarre, Pedro répète une nouvelle fois :

- Ca se trouve où, les étuves ?

- Tout le monde te l'indiquera, lance Francisco en balançant le contenu de son verre au visage de Hernando.

Pendant que commence une des plus belles bagarres de mémoire de tolédan, Pedro s'éclipse discrètement et se met en devoir de chercher ces fameux bains. Bains et bains chauds de surcroît ! Tout à coup une idée douche son bel enthousiasme : c'est sûrement payant. Baste ! Il trouverait bien un moyen. Effectivement, le premier gamin venu lui indiqua l'endroi



20/02/2009
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