A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 32 Un repas édifiant

CHAPITRE 32 Un repas édifiant

La nouvelle de la raclée infligée à Ramon et à Millan fait rapidement le tour du quartier et les langues vont bon train : les deux serviteurs éprouvent désormais de grandes difficultés à se déplacer dans Tolède sans essuyer moqueries et quolibets.   Mais Teresa ne décolère pas : le fameux pari l’a rendue furieuse et le récit d’Anita n’a fait que l’enrager davantage .

Elle ne s’est pas privée de dire sa façon de penser à don José et l’incident a mis le feu aux poudres. Cela fait deux jours qu’elle refuse de faire à manger et que chacun doit aller chercher sa pitance ailleurs, don José compris.  Il a vainement essayé de la faire changer d’avis mais, comme d’habitude, il a fini par céder et répondu à l’invitation de son cousin. La chère n’y est pas particulièrement savoureuse mais, baste, à la guerre comme à la guerre et il y a longtemps qu’il les a toutes perdues avec Teresa. Morose, il médite un instant sur les torts innombrables de la misérable humanité et en particulier sur l’ingratitude humaine.  Arrivé devant la demeure de son cousin, don José observe la façade et secoue la tête : décidément, il ne comprendra jamais ce goût forcené pour la tristesse et la pénitence. Seul un blason sculpté au-dessus de la porte atteste de la noblesse du propriétaire. Et encore, ça, il y est habitué, Tolède la pudique n'aime pas dévoiler ses attraits au premier passant venu. Mais c'est encore pire à l'intérieur et cette austérité exacerbée le met mal à l'aise. Il hausse les épaules et frappe. Aussitôt Millan ouvre la porte, le reconnaît et déclare :

- Vous devrez attendre un peu. Monseigneur est dans son oratoire.

Don José soupire.

- Mais on va vous servir à boire.

Don José suit le serviteur dans la salle meublée de bois sombre. Il s'assoit sur une cathèdre à haut dossier et prend son mal en patience en observant la pièce. Au-dessus d'une crédence, des épées croisées ; sur un coffre, une haire en poils de chèvre et des badines très fines, sans doute des verges.  Il frissonne : Dieu ne lui a pas donné cette sainteté -là. IL détourne le regard. Sur le mur opposé, vivement éclairé par la lumière, se détache un grand tableau qui occupe plus de la moitié du mur. IL s'approche pour le regarder en détail : en haut du tableau, nimbé d'une lueur bleue, un Christ au visage sévère accueille les élus en robe blanche tandis que dans la partie inférieure - qui occupe bien les trois quarts du tableau - des démons grimaçants tourmentent les damnés. Fasciné, don José observe plus attentivement : ici des diables velus agrippent à pleines mains seins et membres virils ; là ils attisent le feu de quelque bûcher flamboyant où se tordent des corps difformes ; là encore, armés de fourches et de piques, ils harcèlent des hommes courbés en deux, foulant aux pieds tiares et couronnes ; et partout, des fouets, des roues, des marmites d’huile bouillante, des crocs acérés, des flammes et des tenailles... L'arrivée de Millan avec le vin le ramène aux réalités.

-  Alors, demande -t- il quoi de neuf ?

- Rien de particulier, Monseigneur. Ces derniers jours, Monseigneur a beaucoup chassé. Les terres autour de Tolède sont si giboyeuses. Monseigneur s'en est donné à cœur joie.

- Avec la bénédiction de saint Hubert, je suppose ?

Millan sourit.

- Évidemment. Monseigneur lui a fait dire une messe.

- Il ne changera jamais ! Et votre nouveau confesseur ?

Le sourire se change en grimace.

- Tel que Monseigneur le désirait. Ennemi du rire, du vin, des femmes et des plaisirs.

- Quatre raisons qui m'auraient fait en chercher un autre.  Il ne fait décidément rien comme tout le monde. 

Millan hoche la tête.

- Heureusement, la maison n'est pas très grande et le travail pas très prenant, ajoute -t- il à voix basse. Sinon nous aurions du mal à garder les domestiques.

- Pourtant, les servantes ne doivent pas avoir d'ennuis ici, non ?

Le serviteur pousse un profond soupir.

- Sûr, il faut aller chasser ailleurs. Mais au moins, cela incite les filles à rester. ­

- Et puis « le renard prend plaisir à voir passer les poules même s'il ne peut pas les attraper» n'est-ce pas ?

 Une petite flamme égrillarde s'allume dans l'œil de Millan. A ce moment précis, une voix aux accents métalliques se fait entendre.

- Alors, cher cousin, tu te souviens de mon existence ?

Don José se lève aussitôt et étreint son cousin.

- Tu peux parler ! J'ai appris que tu passais tout ton temps à la chasse. Je comprends maintenant pourquoi j'ai trouvé si souvent porte close.

- Si souvent ? N'exagère pas, veux-tu. Je me suis laissé dire que toi aussi tu es très occupé.

Don José a un sourire sarcastique.

- Oh moi, il s'agit d'un autre genre de chasse.

Don Martin a un petit sourire cruel.

- Tu admires mes tableaux ? Magnifiques, hein ? J’aime à a voir des exemples édifiants dans ma maison.  Ne serait -ce que pour instruire mes domestiques et leur inspirer une sainte terreur du péché et la constance dans les souffrances.   Regarde celui ci :c ’est sainte Marguerite.  Ses bourreaux voulaient absolument lui faire renier sa foi. Ils ont épuisé sur elle toutes les tortures possibles mais elle ne faiblissait pas. Alors, ils l’ont condamnée au lupanar. Tu imagines ça ? Une sainte qui veut se vouer à Dieu et qui doit subir les assauts des hommes. Nul doute qu’ils ont redoublé de brutalité.  Ces monstres ont même été jusqu à lui couper les seins et à la griller à petit feu. Mais elle n'a pas cédé, tu te rends compte ? J’admire fort son courage.

Martin a les yeux fixés sur la toile et don José l'observe à la dérobée. Le supplice de la jeune fille est représenté de façon très réaliste et son cousin trouve visiblement une jouissance extrême à la contempler ainsi que ses bourreaux. Don Martin se tourne alors vers le deuxième tableau.

- Et saint Cyrille ?

- C'est lui qui a fait proclamer Marie Mère de Dieu. Quand tu penses que certains osaient nier sa divine maternité ! Et puis saint Cyrille était un homme énergique : il a fait expulser tous les juifs, a pris des mesures draconiennes contre les païens et a poussé le peuple à déchirer et mettre en pièces cette Hypatia, une femme diabolique qui se prétendait philosophe et forniquait avec le préfet. Et avec des coquillages tranchants en plus.

Don José décide alors de changer de conversation

- Je viens de recevoir une liqueur de fruits absolument sublime.  Veux-tu venir la goûter ?

- Avec grand plaisir. Quelques ordres à donner et je te suis.

- Je t’attends dehors.

Une fois dans la rue don José respire à pleins poumons et regarde avec bienveillance une jeune mère qui tient son enfant dans ses bras et le couvre de baisers. Un groupe d’alguazils passe dans la rue et le salue. Il lève un sourcil interrogateur quand le capitaine s’approche, l’air gêné.

- Faites excuse, don José.

- Qu'est-ce qu’il y a ?

- Je veux pas vous importuner mais ...

- Mais quoi ?

-  C’est rapport à un des hommes qui vous a accompagné aux Indes. Un certain Gustavo Corriaz.

- Et alors ?

- On l’a retrouvé la gorge tranchée dans une baraque abandonnée, pas loin d’ici.

- Et en quoi cela me concerne-t- il ? Je ne l’ai pas revu depuis la réception royale. Ce n’était qu’un mercenaire.

- Bien sûr, don José, bien sûr.  Je voulais juste vous prévenir.

- Voilà qui est fait, s’agace don José.

L’alguazil salue encore et rejoint ses hommes. Bientôt Martin rejoint son cousin.

- Qu'est-ce qu’ils te voulaient ? demande -t- il, intrigué.

Don José hausse les épaules.

- Une histoire de mercenaire égorgé. Une rixe, sans doute.

- « Qui a péché par l’épée périra par l’épée », énonce doctement Martin.

Don José se renfrogne.

- Allons donc rendre une petite visite de politesse à Pedro.

Don Martin acquiesce vivement. Une fois chez lui, don José sort de sa manche une lourde clé et se dirige vers la cave. Bientôt les deux hommes pénètrent dans une pièce minuscule, humide et sans la moindre ouverture. Une odeur âcre les prend à la gorge et don Martin hausse un peu la torche qu’il tient à la main. Dans un coin, effondré par terre, Pedro dort profondément. Don José lui lance un violent coup de pied dans les côtes et hurle :

- Assez dormi comme cela, misérable !

Pedro cligne des paupières, ébloui.

- Tu aurais dû raccourcir ses chaînes, conseille Martin. Comme ça, il peut encore s’allonger.

Don José s’approche, saisit le jeune homme par les cheveux et menace :

- Encore une maladresse de ce style et je vais vraiment m’énerver.

- J’ai laissé mes molosses aux Indes, regrette Martin. C’est dommage, je les lâche souvent sur les sodomites et les esclaves récalcitrants. Ces braves bêtes se régalent !

- Demain je te détache, lance don José mais gare ! Tu as intérêt à me donner pleine et entière satisfaction !

Il lui décoche encore un coup de pied rageur, claque la porte et s’effondre bientôt dans un large fauteuil.

- Qu'est-ce qui te prend ? interroge Martin. Tu étais de fort bonne humeur en sortant de chez moi.

- Ce sale chien me met hors de moi.

Don Martin l’observe attentivement.

- Qu'est-ce que ce capitaine t’a vraiment dit ?

Don José s’emporte.

- Mais rien ! Rien d’intéressant.

Un temps. Don Martin sirote sa liqueur.  Don José s’assombrit encore.

- Gustavo est mort, lâche -t- il enfin d’une voix sourde.

- Gustavo ? Celui qui s’occupait des chevaux ?

- Celui-là même.  Il a été égorgé.

- Ce n’est pas une grande perte, sauf pour les chevaux peut-être.

Don José fait la moue.

- Ca fait le troisième depuis qu’on est arrivé.

- Le troisième ?

- Le troisième de l’expédition qui se fait descendre.

- Ils auront trop montré leur or, réplique Martin. Il y a tant de malfaisants.

Don José ferme un instant les yeux et déclare à voix basse :

- Et si c’était une malédiction ?

Don Martin écarquille les yeux.

- Une quoi ?

- Tu as très bien entendu. Imagine que des démons aient protégé ce temple païen. Ils pourraient peut-être s’en prendre à nous.

- Au-delà des mers ?

- La distance ne compte pas pour le diable.

Don Martin se signe vivement.

- Dieu est mon bouclier, déclare-t- il

Don José pousse un profond soupir.

- Ma mère m’a laissé une bague avec une relique de San Eusebio contre les démons.  Elle ne me quittera plus.

Don Martin hoche gravement la tête.

- Tu as raison. On ne prend jamais assez de précautions contre le diable.


 



17/02/2009
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