A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 27 Tendre l’autre joue ?

CHAPITRE 27 Tendre l’autre joue ?

Gelmirez sangle son cheval et vérifie une dernière fois celui de Sebastian. Le jeune indien a réussi à vaincre sa peur et tient à peu près en selle : les leçons de Gelmirez ont fini par porter leurs fruits. Malgré sa rancœur, le jeune garçon brûle de curiosité. Gelmirez a décidé de retourner chez lui, en Galice, et il l’emmène. Traverser ainsi la moitié de l’Espagne peut se révéler plein d’aventures. Et parce qu’il a quinze ans et rêve d’en découdre, il espère que le voyage ne sera pas trop calme.

- Tu comprends, explique Gelmirez à Sebastian, mon père voulait faire de moi un magistrat. Mais je m’ennuyais trop sur les bancs de l’université et je lui ai désobéi. Je suis parti sur un coup de tête.  Alors je voudrais voir comment il va me recevoir.

  Il ajoute, un ton plus bas.

   - Maintenant que je suis riche.

Le chemin se fait à bonne allure mais ce soir- là les deux hommes n’ont pas trouvé de place à l’auberge. Gelmirez avise une grange abandonnée et décide d’y installer leur campement.  Leur rapide repas expédié, ils s’allongent dans la paille. Gelmirez ferme rapidement les yeux et feint de s’endormir. Sebastian tente d’en faire autant mais ses regards restent fixés sur un objet brillant : un poignard oublié sur le sol. Il réfléchit un instant, se lève avec mille précautions et ramasse l’objet. Il l’examine et donne quelques coups dans le vide. Puis, toujours avec mille précautions, il regagne la paille et regarde Gelmirez dormir, la gorge offerte. Sebastian a posé le couteau à côté de lui et hésite à le prendre. Soudain, il le saisit rageusement et le lance contre un mur où l’arme se fiche en vibrant. Gelmirez ouvre les yeux.

   - Ce n’est pas encore pour cette fois ? demande -t- il calmement.

  Sebastian sursaute.

   - Moi, quand je tue, ce n’est pas en traître, rétorque-t- il vivement en se retournant sur le côté.

Gelmirez sourit et bientôt tous deux dorment à poings fermés.  La journée du lendemain fut assez tranquille. Malgré tout, Sebastian n’a pas assez d’yeux pour découvrir des paysages complètement inconnus et, bien qu’il s’en défende, les beautés de Salamanque et de Leon – car Gelmirez a tenu à faire le détour pour retrouver le chemin des pèlerins - ne le laissent pas indifférent. Quand ils s’arrêtent dans un monastère splendide, il doit faire un effort pour ne pas montrer son admiration. Le lendemain matin, la messe vient de se terminer et les voyageurs vont pouvoir reprendre leur route ; Gelmirez fait signe à Sebastian de prendre sa cape sur le banc. Le jeune homme le rejoint en renâclant. Sebastian obéit et arrange les plis de la cape. Puis il saisit les lacets d’un geste rageur... Gelmirez lui attrape vivement le poignet.

- Tu n’es pas stupide, j’espère ?

Sebastian lui lance un regard furieux mais retient la réplique qui va fuser.

- Va chercher les chevaux.

Sur le seuil du monastère, Gelmirez salue une dernière fois le père abbé, enfonce son chapeau sur sa tête et sourit au soleil levant : encore une belle journée qui s’annonce.  Presque aussitôt, il entend un pas traînant et soupire.  Mais quelle idée a-t- il eu de s’encombrer d’un gamin pareil ? C’est vrai quoi : il aurait pu tranquillement profiter de sa richesse toute neuve au lieu de supporter le mutisme hostile de Sebastian ... Il soupire encore : profiter tranquillement de sa richesse... voilà ce dont il est rigoureusement incapable. Les paroles de Las Casas et de Don Esteban résonnent dans sa mémoire et leur écho l’assourdit. La conscience c’est comme les dents ; quand ça pousse, ça fait mal mais on est mieux avec... Dire qu’il a failli le vendre et un bon prix encore... Seulement voilà, quand il avait vu la trogne des acheteurs, il n’avait pu s’y résoudre et, comme dans un rêve, il s’était entendu répondre « Celui-là n’est pas à vendre, je le garde ».  Il respire profondément et observe un instant le jeune indien qui amène les deux chevaux. Allons, il arrive à peu près à se tenir en selle maintenant. Quant à en faire un cavalier émérite, la route est encore longue. A tous points de vue d’ailleurs... Sebastian, de fort méchante humeur, entreprend de harnacher son propre cheval. Gelmirez, qui n’a jamais voulu laisser ce soin à personne, l’observe du coin de l’œil.

- Essaie de ne pas l’effaroucher, lance -t- il.

- Je sais ce que je fais, grogne Sebastian.

- C’est au cheval que je parlais.

Sebastian lui lance un regard assassin et met rageusement le pied à l’étrier.

- Attention, crie Gelmirez.

Mais trop tard : tout à sa colère, Sebastian a négligé de boucler la sous ventrière et roule dans la poussière. Gelmirez le fixe un instant et éclate de rire, un rire énorme, tonitruant, venu du fond des âges. Un peu étourdi par sa chute, Sebastian lui lance un regard furieux, aperçoit la selle par terre, examine un instant le cheval qui l’attend paisiblement et éclate de rire à son tour. Il fixe solidement la sangle et remonte en selle, le cœur plus léger ; sans qu’il veuille lui -même l’avouer, l’air est soudain moins lourd et l’ambiance plus détendue.  Il se surprend même à écouter avec attention les explications que Gelmirez lui prodigue tout au long du chemin. Enfin, ils arrivent dans une auberge réputée et se font servir un bon repas.

- Et bien ça va, l’appétit, lance la Galicien, amusé.

Sebastian, la bouche pleine, daigne sourire.

- Tu sais que notre cuisine est très réputée ; on en parle déjà dans le Guide du pèlerin « fruits merveilleux, fontaines très célèbres, terre riche en bétail, en lait, en miel et en poissons de toutes sortes ».

Sebastian se ressert et demande :

- Le guide du pèlerin, qu'est-ce que c’est ?

- Un petit livre très utile qui résume tout ce que doit voir et savoir le pèlerin sur sa route.

- Ca explique ta merveilleuse mémoire.

- Reconnais que la cuisine est bonne.

Sebastian suspend un instant ses gestes et déclare :

- Je le reconnais. 

Gelmirez le fixe un instant.

- Bon, d’accord, lâche Sebastian, presque à regret, jusqu'ici, nous avons toujours très bien mangé. Ca te va comme ça ?

Gelmirez se détend.

- C’est une très vieille tradition, tu sais, de bien accueillir le pèlerin.  Et malheur à celui qui le repousse.  Un jour une femme a refusé un pain à un pèlerin alors qu’on voyait très bien qu’elle le tenait au chaud dans les braises. Alors il lui a dit « Puisque ton cœur est si dur, que ton pain se transforme en pierre » et puis il est parti. Mais quand la femme a voulu sortir son pain des braises, elle n’a plus trouvé qu’une pierre. Elle a couru après le pèlerin mais il avait disparu.

Bouche bée, Sebastian écoute de toutes ses oreilles.

- Une autre fois, dans la cité de Poitiers, en France, un pèlerin a demandé l’aumône depuis la maison de Juan Gauthier jusqu'à San Porcario mais en vain.  Dans la dernière maison de la rue, un pauvre lui a ouvert sa porte. La nuit même un incendie vorace a ravagé toute la rue depuis la première maison jusqu’à celle qui abritait le pèlerin. Il y en avait plus de mille mais seule celle du pauvre à été épargnée.

Soudain, un homme pose brutalement un sac de cuir sur la table et lance :

- Défais-moi mon col !

Gelmirez et Sebastian lui jettent un regard stupéfait.

- Alors, ça vient ? s’impatiente l’homme en fixant méchamment le jeune garçon.

- C’est à moi que vous parlez ? demande Sebastian d’une voix blanche.

L’homme éclate d’un rire épais :

- Evidemment ! Y a un autre chien dans le coin ?

Gelmirez se lève.

- Ce garçon est à mon service.

- Et alors ? C’est un esclave, non ? Ca se voit assez à sa mine !

- Il est à mon service, répète Gelmirez, pas au vôtre !

- Tu veux faire le méchant ? grogne l’homme.

- Je vous conseille de dégager d’ici, poursuit le Galicien un peu trop calmement.

- Non mais sans blague ! Qu'est-ce que tu…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase : un formidable coup de poing l’envoie immédiatement à terre. Gelmirez dégaine son épée et lui pose la pointe sur la gorge ;

-  Tu tiens vraiment à me faire répéter ?

L’homme le fixe avec frayeur.

- N…non…

-  C’est heureux pour toi, déclare Gelmirez. Parce que je peux très bien t’enfoncer dans la gorge le plomb qui te manque dans la tête.

- Je… je pars… je suis parti.

- Excellente idée.

Pendant que les clients de l’auberge applaudissent, l’homme détale sans demander son reste. Sebastian lance un long regard à Gelmirez et demande :

- Il y a quand même quelque chose qui m’échappe : tu ne m’avais pas dit que les épées étaient en fer et pas en plomb ?

- Licence poétique.

Sebastian hésite un instant et dédie son plus beau sourire au Galicien.


07/02/2009
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