A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 21 Installation

CHAPITRE 21 Installation

Environ une semaine après, de très bon matin, don Martin et Millan descendent les pentes escarpées qui mènent au Tage. Millan regarde autour de lui d'un air dégoûté.

- On peut pas dire que ce soit les meilleurs quartiers par ici, grommelle-t- il, jamais vu autant de mauvais logements. Et ces pentes ! Ca doit être facile quand il gèle !

- La route qui mène au Paradis est encore plus escarpée, malvado !

- Je sais, je sais.

Millan lance un regard noir à son maître et songe « Pas capable de faire une phrase sans y fourrer Dieu et tous les saints du paradis, celui-là. C'est peut-être un saint mais j'aurais préféré un brigand qui me donne davantage à manger ! » Il se réconforte en profitant des ovations et autres cris de joie qui les accompagnent tout au long du chemin, sans arracher le moindre sourire à son maître d'ailleurs. Enfin, ils arrivent devant un édifice de deux étages, aux fenêtres condamnées et à la porte solidement verrouillée. don Martin sort une lourde clé de sa poche et entreprend de visiter les lieux. Le résultat n'est pas brillant : les murs suintent d'humidité, les planchers sont défoncés et il y a bien longtemps que tous les meubles ont disparu. Quant à la toiture, elle permet d'admirer le ciel sans aucune difficulté. don Martin pousse une dernière porte et tressaille de joie : l'oratoire est intact.

- Dieu a sans aucun doute béni cette maison. Nous allons pouvoir nous installer.

- Nous installer ? Ici ? Entre les immondices et les rats qui courent partout ? Même Dieu ne peut pas vouloir ça !

- Ne prononce pas le nom de Dieu en vain, mécréant ! Pour aujourd'hui, nous installerons des paillasses et un brasero. Toi, tu vas rester ici et tout nettoyer. Il y a des balais, des brosses et des seaux dans la pièce d'à côté. Débrouille-toi pour le reste. Moi il faut que je voie des artisans pour les réparations indispensables et que je trouve un intendant capable de monter ma maison suivant mes désirs.

- Pas fâché d'avoir de l'aide !

- Ne te fais pas trop d'illusions. Je vais m'en tenir au strict minimum. N'oublie pas que l'oisiveté est la mère de tous les vices. Au travail !

- Vous en avez bien pour la journée, comment je vais manger, moi ?

- J'ai apporté un sac avec une miche de pain, des figues sèches et une outre d'eau. C'est bien suffisant.

Millan hausse les épaules, tourne les talons et commence à déblayer les gravats qui encombrent l'entrée. Don Martin a un petit sourire satisfait et se met d'abord en quête d'artisans. Heureusement, le quartier de Santiago regorge d'artisans du bâtiment et il n'a aucun mal à les convaincre de commencer les travaux tout de suite : servir le héros du jour qui de plus passe pour un saint homme ! Le problème de l'intendant est plus délicat et il décide de s'adresser au curé de la paroisse. La première visite tourne court car l'intendant refuse de comprendre qu'un homme aussi riche ait des goûts aussi austères et refuse tout luxe. A la seconde, don Martin est effrayé par la faiblesse que manifeste le second candidat envers ses trois filles et sa femme : visiblement elles sont vêtues à la dernière mode et n'hésitent pas à parler sans sa permission. Enfin, il arrive à la troisième demeure, d'aspect assez misérable mais à la porte surmontée d'une statue de la Vierge. Il frappe et attend un bon moment que la porte s'ouvre : un petit homme assez âgé, le cheveu rare, la mine inquiète le regarde attentivement.

- Vous désirez ?

- Je cherche Eusebio Quijona.

- Ne cherchez plus, vous l'avez devant vous. Que puis-je pour votre service ?

- J'ai besoin d'un intendant pour monter ma maison et on m'a indiqué votre demeure.

- Qui vous l'a indiquée ?

- Le prêtre de Saint- André.

Le visage ridé s'éclaire.

- C'est un saint homme. Dommage qu'il ne soit pas plus écouté.

A ce moment précis, des enfants passent en riant, une toupie à la main. Don Martin n'a que le temps de s'écarter.

- Ah les enfants ! gronde Quijona, de la mauvaise graine. Ils ne sont plus tenus, que voulez- vous. De mon temps... Mais entrez donc, nous serons plus à l'aise pour causer.

Don Martin le suit dans une petite pièce pauvrement meublée. Pendant qu'il s'assoit, Quijona poursuit sa diatribe. ­

- On leur laisse faire tout ce qu'ils veulent aujourd'hui. C'est comme les femmes qui veulent se mettre à penser maintenant. Penser, je vous demande un peu ! Est-ce qu'on demande à une vache de voler ? Quand on bouscule l'ordre de la nature, il n'en sort rien de bon. Enfin, ni vous ni moi n'y pouvons rien hélas. Vous cherchez un intendant ?

Un peu désemparé par ce flot de paroles don Martin retrouve enfin le fil de ses idées.

- Oui. J'ai passé pas mal de temps aux Indes et je viens de rentrer. Peut-être avez-vous vu le défilé juste après Pâques ?

- Il me semble avoir entendu parler de quelque chose comme ça. Des Indiens ?

- C'est cela.

- Et c'est à vous que nous devons cette œuvre pie ? Que Dieu vous garde.

- Qu'il vous garde aussi. J'ai une maison pas très loin d'ici mais elle est en piteux état. On va bientôt la réparer mais tout reste à faire.

- Dans ce cas, ce n'est pas d'un intendant que vous avez besoin, c'est d'un contremaître. Et ça je ne sais pas faire. Désolé.

- Vous m'avez mal compris. J'ai bien l'intention d'habiter cette maison telle qu'elle est et malgré les travaux. Nous pouvons bien supporter un peu d'inconfort quand Jésus est mort sur la Croix.

- Je suis charmé de vous entendre parler ainsi. De nos jours les jeunes gens ne connaissent plus les vraies valeurs. Des combats, des plaisirs faciles, des filles,   voilà tout ce qui les intéresse. Aucun sens de la justice et de la vérité. C'est même pour ça que j'ai dû quitter ma dernière place. On n'y respectait pas assez le nom du Seigneur. Pensez donc que le maître de maison apprend à lire à ses filles, oui, à lire. Et quant aux parures, j'aime mieux ne pas penser à la fortune qu'il y a engloutie. Et des mets fins, des fêtes à n'en plus finir. Mais pour ce qui est de fustiger le péché et de le corriger, plus personne. J'ai osé proclamer la vérité de Dieu et voilà comment il m'en a remercié. A mon âge ! C'est dur, Monsieur, après toute une vie de vertu d'être congédié comme un malpropre.

- Je n'en doute pas, assure don Martin. Mais peut-être Dieu a-t- il d'autres projets pour vous car je pense que vous êtes exactement l'homme qu'il me faut.

Les yeux du vieil homme se mettent à briller.

- Je suis sûr que tout au long de votre vie, vous avez acquis l'expérience indispensable pour faire tourner une maison, poursuit don Martin .Mais surtout il me faut un homme qui ait le sens de l'économie et de la discipline. Malgré ma fortune, je ne veux surtout pas mener grand train. Une cuisinière et ses aides, une femme de chambre, des palefreniers, quelques serviteurs robustes, voilà qui me semble tout à fait suffisant. Quant à l'aménagement de la maison, je le veux sobre et sans fioritures. Peu de meubles, du bois sombre, de la vaisselle simple, du linge sans broderies, une cuisine frugale et sans apprêts, peu de vin, les tentures nécessaires pour glorifier Notre Seigneur les jours de fête et c'est tout. J'abhorre le luxe et tous les artifices du diable. J'attends de mon intendant qu'il me soulage de tous les soucis matériels mais aussi qu'il veille à la bonne tenue morale de la maisonnée et n'hésite pas à sanctionner sans faiblesse le moindre écart de conduite. Il va sans dire que je tiens tout particulièrement à ce que Dieu et tous les saints soient honorés comme il convient. Vous sentez- vous de taille à remplir ces fonctions ?

Le vieil homme joint pieusement les mains

- Si vous saviez depuis combien de temps j'attends que quelqu'un me parle comme vous venez de le faire ! Travailler enfin dans une maison où l'on craint Dieu et où on respecte les vraies valeurs, c'est un souhait que je désespérais de voir exaucé. J'accepte de grand cœur et je remercie le ciel de vous avoir conduit jusqu'à moi. Jamais vous n'aurez eu intendant plus dévoué, je peux vous l'assurer.

- Je l'espère, Señor Quijona. De toute façon, si vous ne faisiez pas l'affaire, j'en chercherai aussitôt un autre.

Un temps. Les deux hommes s'observent.

- Mais je suis persuadé que tout ira bien, conclut don Martin en se levant. Vous pouvez donc vous mettre en quête de domestiques dès maintenant.

Le tout nouvel intendant prend un air embarrassé.

- C'est que, Monseigneur...

- Et quoi, déjà un obstacle ?

- Pas de ma part, Monseigneur, jamais Mais je crains qu'ils ne soient réticents à aller dans une maison en chantier. Et ceux qui accepteraient ne seraient pas forcément les meilleurs...

Don Martin réfléchit un instant.

- Et bien, nous attendrons que la maison soit à peu près habitable pour les faire venir. Je me suis longtemps passé de domestiques et vous aurez ainsi tout loisir de choisir au mieux.

- Et pour les gages, Monseigneur, que dois-je leur dire ?

- Les gages ? Ma foi, ni plus ni moins qu'ailleurs. Je vais me renseigner et je vous le ferai savoir de façon précise.

Puis il sort une petite bourse de sa manche et la tend au vieil homme.

- Voilà de quoi couvrir vos premiers frais. Mais attention, faites en bon usage car je le verrai. Je vois toujours tout, Señor intendant.

De retour chez lui, don Martin note avec satisfaction que le travail a bien avancé. Millan n'a sûrement pas arrêté de bougonner mais il a abattu un travail impressionnant. Il a déniché deux paillasses et de la literie, s'est occupé de la cheminée et a arrangé un semblant de cuisine qui permet au moins de faire chauffer les repas. Un grand coffre, deux tabourets grossiers et une table rustique complètent l'ameublement. Sur la table, un peu de vaisselle. De la pièce voisine proviennent le bruit de coups de marteau et quelques jurons. Don Martin y pénètre d'un pas décidé : Millan, un marteau à la main, tente de remettre d'aplomb une fenêtre récalcitrante.

- Ca commence à prendre tournure, déclare don Martin. Tu as fait du bon travail.

Millan pose son marteau.

- Ca a du bon, la gloire, réplique -t- il, goguenard. Quand ils ont su que c'était pour vous, ils m'ont prêté tout ce qu'il fallait.

Don Martin daigne sourire.

- .Allez, laisse cette fenêtre. J'ai rapporté de quoi manger. Tu l'as bien mérité.

- Manger ? Ca, c'est une bonne idée !

Pendant que Millan coupe plusieurs tranches d'un magnifique jambon, don Martin examine plus en détails la cuisine.

- .Alors, votre intendant ?

- J'en ai trouvé un. Un vieillard un peu bavard mais qui me semble connaître son affaire. Je l'ai chargé de recruter du personnel.

- Dites- lui de choisir des servantes jolies et bien faites, lance Millan, la bouche pleine.

Don Martin se raidit.

- Pas de ça chez moi. Le désordre engendre le désordre. Et les femmes ont déjà la tête assez faible sans que tu leur tournes. Va donc à la mancebia comme tout le monde. Tu as gagné assez d'argent comme ça.

Millan hoche la tête et débouche une bouteille de vin dont il sert généreusement deux verres.

- Le curé de Saint André, don Barnabé est passé cet après-midi, il a dit qu'il servirait la messe dans l'oratoire dès que vous le voudrez. Depuis le temps qu'il n'y a rien eu ici, il apportera tout ce qu'il faut.

- Tout ce qu'il faut, soupire don Martin. Il est le seul à pouvoir toucher ces saints objets, mécréant !

- C'est bien ce que j'ai dit, proteste Millan. Je suis pas aussi savant que vous.

- Aucun doute là dessus, lance don Martin. Passons. Je demanderai aux artisans de commencer par réparer l'oratoire. Dieu premier servi.

- Les artisans ? Quels artisans ?

- Que tu peux être lent, parfois ! J'ai trouvé des artisans qui acceptent de se mettre au travail tout de suite. Il faudra seulement leur laisser le champ libre dans la journée. De toute façon nous avons beaucoup à faire.

- C'était bien la peine que je nettoie tout ça, gémit Millan.

- Cesse de te plaindre. Ton travail n'a pas été inutile. Nous avons passé assez de temps à camper en pleine forêt ou dans des lieux plus désolés encore, non ?

- Mouais...

- De toute façon, demain, j'ai besoin de toi. Il faut que j'aille choisir tous les instruments du culte nécessaires à mon oratoire et je ne veux pas courir les orfèvres seul. Ca pourrait tenter les voleurs. Je déposerai tout chez José et, le temps venu, don Barnabé les consacrera. J'espère d'ailleurs que d'ici là, j'aurai trouvé un chapelain digne de ce nom. J'ai besoin de quelqu'un qui assure la direction spirituelle de cette maison.

Enfin, don Martin prend congé, suivi des bénédictions de l'intendant.



28/01/2009
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