CHAPITRE 19 La parole de Dieu
CHAPITRE 19 La parole de Dieu
Don Esteban
tente de s’expliquer avec Clara.
- Je vous assure, padre, qu’elle était
furieuse de ne pas voir ses chandeliers sur l’autel ; elle en a fait toute
une scène !
- Et
pourquoi ne lui as-tu pas dit tout de suite que je les avais vendus ? Elle
devrait être heureuse d’avoir aidé un jeune couple à se marier.
La
servante secoue la tête :
- Y a des fois où vous dites vraiment n’importe
quoi, padre. Vous savez comme moi qu’elle se fiche pas mal des pauvres ;
on est bien placés pour le savoir. Et je tiens pas du tout à la mettre en colère ;
vous en avez d’autres bonnes idées comme celles- là ?
- Je pourrais peut-être prendre dans le tronc
des pauvres pour la rembourser, lance Don Esteban sarcastique.
- Vous
ne voulez pas comprendre, proteste la jeune fille.
- Mais
si, je comprends. Je comprends même très bien : la señora Berenguela tient à
étaler sa richesse et à se réserver une place en paradis en prime. Mais, outre que l’évêque m’a donné raison, je
ne vois vraiment pas ce que je peux faire, à part refuser ses prochains
cadeaux.
Soudain, il entend une voix familière, une
fraîche voix d’enfant.
- Don Esteban, venez vite ! Les alguazils
sont chez Constanza et Mauro.
Instantanément,
le prêtre suit le petit garçon qui s’égosille. Au bout de la rue Santo-Tomé, un
attroupement s’est formé. Du premier étage, un alguazil hilare jette quelques
hardes et des instruments de cuisine en terre qui se brisent sur le sol. La
foule gronde et tente de se rapprocher. Au premier rang, des enfants éplorés se
serrent autour de leur mère qui montre les poings. La foule est dense mais, à
l’arrivée de Don Esteban, elle s’ouvre comme par enchantement.
- Qu'est-ce qui se passe ici ? Ne parlez pas
tous en même temps, je n’y comprends rien.
Le brouhaha
cesse et un voisin explique.
- Ils n’avaient pas payé leur loyer depuis
plus de six mois.
- Mais Mauro est sans travail et Constanza
est enceinte ! Le petit dernier n’a pas deux ans.
- Ca, le propriétaire s’en fout
- Où est-il, ce propriétaire ?
Vingt doigts
se tendent vers un gros homme joufflu et fessu qui regarde la scène avec un
plaisir évident.
- Don Tomas ! C’est vous le propriétaire ?
demande Don Esteban, stupéfait.
Le moine lui
jette un regard condescendant et hoche la tête.
- Mais qu'est-ce qui vous a pris ?
- Je récupère mon bien.
- En jetant une famille à la rue ?
- La rue, elle, est gratuite. Pas mon
logement.
Don Esteban
se contient à grand-peine.
- Enfin, Don Tomas, vous savez bien que ces
gens n’ont pas de quoi payer. Mauro vient de perdre son travail. Laissez-leur
un peu de temps.
Le moine se
renfrogne.
- Tout le temps qu’ils veulent. Mais dehors.
La foule
gronde encore. Deux hommes s’approchent et bousculent le moine.
- C’est toi qui devrais être à la rue, tas
de tripes !
- Et même dans le Tage, exploiteur !
- Dis, tu les payes quand, tes serviteurs ?
- Pas étonnant qu’il soit si gras avec tout
le pain qu’il vole.
Le moine
tente de se défendre mais les insulteurs se font plus pressants. Don Esteban
intervient.
- Ca suffit, mes enfants. Arrêtez. Il serait
capable de vous envoyer les alguazils à vous aussi.
Puis,
s’adressant à Don Tomas
- Je n’aurai pas la cruauté de vous rappeler
votre vœu de pauvreté, mon frère, ni de vous prêcher la charité. Non je vais
vous parler le seul langage que vous compreniez.
Il tire une bourse de sa poche.
- Voilà votre argent. Je vous méprise.
Don Tomas
grippe la bourse et se tourne vers les alguazils
- Surtout, empêchez-les d’y revenir. Je ne
veux personne dans mon logement tant que je n’aurais pas trouvé des locataires
convenables.
Il regarde Don Esteban bien en face.
- Des locataires qui paient.
Bien carré
sur ses jambes, Don Esteban lève le bras, esquisse un geste mais réussit à se
contrôler. Don Tomas lui lance un regard mauvais et siffle.
- Nous ne sommes pas quittes, nous nous
retrouverons.
- Pour ça, comptez sur moi, rétorque Don
Esteban Je ne vous laisserai pas sévir.
Don Tomas grommelle quelques mots et s’éloigne
sous la protection d’un alguazil. Don Esteban respire à fond, serre les poings
et soupire.
- Bon. Maintenant, dispersez-vous et
retournez à vos occupations. Inutile d’ajouter du malheur au malheur. A ce jeu-
là, nous sommes toujours perdants.
Le petit dernier de Constanza s’est mis à
pleurer et bientôt ses deux frère et sœur lui font écho. Don Esteban prend le
plus petit dans ses bras et l’apaise doucement.
- En attendant, allons à l’église. Je vais
vous préparer un repas. Après j’aviserai. Si on ne vous trouve pas un toit ce
soir, vous pourrez toujours dormir chez moi. Il y a de la place au troisième
étage.
Trop abattus pour seulement remercier, Mauro, un
œil poché, et Constanza, suivie de sa marmaille, emboîtent le pas au prêtre.
Bientôt ils sont tous attablés autour d’un bol de lait pendant que des
saucisses grillent dans l’âtre. Tous sont très occupés et, au bout d’un moment,
Don Esteban peut les laisser à leurs agapes. Peu de temps après, il frappe
vigoureusement à la porte de la maison des Chaînes, résidence des Mendoza.
- Je
voudrais voir don Iñigo.
Il monte au premier étage et, trop nerveux
pour rester assis, il fait les cent pas devant une lourde porte ferrée qui
tarde à s’ouvrir. Enfin, il pénètre dans le bureau où l’attend l’intendant du
marquis. C’est un homme d’une quarantaine d’années, de type nettement
mauresque, très droit, mince et svelte, les cheveux très noirs et les yeux en
amande, extraordinairement expressifs.
- Asseyez-vous, Don Esteban et excusez mon
retard mais il fallait absolument que j’expédie certains problèmes urgents.
L’intendant joint les mains et croise les
doigts.
- De quoi avez-vous besoin ?
Don Esteban sourit.
- Ce que j’ai toujours apprécié chez toi,
Iñigo, c’est ta façon d’aller droit au but. Voilà. Je voudrais savoir si tu
n’aurais pas un logement pour un jeune couple de ma connaissance.
- Un couple avec enfants ?
- Oui, trois. Bientôt quatre. Ils sont à la
rue.
- A la rue ? Comment cela ?
- C’est cette fripouille de Don Tomas. Il
possède des taudis où il écorche le pauvre monde. Et ils n’avaient pas payé
leur loyer de puis longtemps. J’avais envie de l’étrangler.
- Vous auriez dû céder à vos impulsions,
padre.
- Et avoir la police sur le dos ? Merci bien
!
Iñigo se met
à rire et attrape un gros dossier qu’il compulse avec attention.
- C’est que je n’ai pas grand-chose.
- Je sais, j’ai déjà souvent fait appel à
toi mais il y a peu de seigneurs qui acceptent de m’aider et don Alejandro en
fait partie.
- Vous savez bien que mon père est toujours
ravi de vous aider. Et moi encore plus : entre andalous, il faut bien se rendre
service, non ? En souvenir de Grenade…
Il se replonge dans son dossier et tout à coup
son visage s’éclaire.
- J’ai peut-être quelque chose. Que sait-il
faire, votre protégé ?
- Ma foi, un peu de tout. Il est prêt à
accepter n’importe quoi.
- A Ajofrin, on a besoin d’un palefrenier.
Et on n’a jamais assez de cuisinières. On leur dénichera bien un logement.
- Ce serait parfait.
- Et bien, c’est dit. J’envoie quelqu'un
prévenir aussitôt. Ils pourront s’y installer dans quelques jours. Où sont-ils
à présent ?
- Chez moi.
- Évidemment. Je pose vraiment des questions
idiotes.
Avec un large sourire, Iñigo raccompagne le
prêtre, tout heureux de cette bonne nouvelle. Mais Mauro ne l’entend pas de
cette oreille.
- Palefrenier ! Vous n’y pensez pas, padre.
Je suis potier, moi.
- Écoute, Mauro. Pour l’instant, tu es à la
rue. Accepte ce que don Iñigo te propose. Tu sais t’occuper de chevaux ?
Mauro hausse les épaules.
- Évidemment.
- Alors, accepte. Ca te permettra de tenir
le coup jusqu' à ce que tu retrouves un emploi de potier. Ce sera plus facile à
Ajofrin. Si tu te mets bien avec le potier du coin et que tu lui montres ton
talent, ça pourra peut-être s’arranger.
- Accepte, Mauro, supplie Constanza, c’est
inespéré. Je veux que mes enfants aient un toit.
- Sans compter que si tu refuses l’offre de don
Iñigo, il sera peut-être moins bien disposé la prochaine fois.
Mauro baisse la tête, grommelle un peu et
finit par lâcher.
- Bon, d’accord, on pourra voir.
Don Esteban respire.
- Mauvaise tête, va. Dès que don Iñigo
m’aura confirmé la nouvelle, on ira voir. Maintenant, Constanza, viens avec
moi. On va faire les lits du troisième.
Enfin, tout est prêt. Don Esteban s’accorde un
repos bien mérité quand arrive un envoyé de l’archevêque.
- Monseigneur vous demande de venir le voir
tout de suite.
- Tout de suite ? proteste le prêtre.
- Oui, tout de suite. Il paraît que c’est
urgent.
Don Esteban soupire.
- Bon, je vais voir ce que c’est. Je ne sais
pas à quelle heure je vais rentrer. Mangez sans moi.
- Ne vous inquiétez pas, padre, je m’occupe
de tout, assure doucement Constanza.
Peu de temps
après, Don Esteban se trouve devant l’archevêque, baise l’anneau du prélat et
attend respectueusement.
- Don
Esteban, commence Fonseca, je vous connais assez pour ne pas y aller par quatre
chemins. On s’est plaint de vous.
- Encore ?
- C’est vous qui dites encore. Moi, je
constate. Cela n’a pas l’air de vous toucher beaucoup.
- Depuis vingt ans que je suis à Tolède on
s’est toujours plaint de moi. J’en ai toujours fait trop ou pas assez. D’après
certains, je soutiens trop les filles-mères et les voleurs ; pour d’autres
mes sermons ne sont pas assez ornés et trop familiers. Alors...
- Cette fois, c’est plus sérieux. Don Tomas
prétend que vous l’avez molesté. Et il est en assez piteux état.
Don Esteban lève un sourcil interrogateur et
murmure :
- Qui sème le vent récolte la tempête.
- Plaît-il ?
- Rien, mais j’ignore complètement ce qui
lui est arrivé.
- Vous l’avez vu aujourd'hui ?
- Hélas oui. Mais quand je l’ai quitté, il
était aussi gros et gras que d’habitude.
Fonseca ne
peut dissimuler un sourire mais poursuit sévèrement ;
- Il prétend que vous avez soudoyé deux
malandrins pour l’attaquer.
- Quoi ?
Stupéfait, Don Esteban s’est levé d’un bond.
- Elle est bonne, celle-là ! D’abord, si je
voulais que Don Tomas soit attaqué, je n’aurais besoin de soudoyer personne, je
vous le garantis. Ceux à qui il a fait du tort sont légion et je passe mon
temps à les retenir.
- Don Tomas assure que vous étiez présent et
que vous surveilliez de loin les agissements de ces malandrins.
- C’est certainement ce que j’aurais dû
faire depuis longtemps Si ce porc recevait la raclée qu’il mérite, peut-être comprendrait-il
où est son devoir !
- Don Esteban, modérez -vous, je vous en
prie. Oubliez-vous à qui vous parlez ? Je vais finir par croire qu’à force de
fréquenter les mauvais garçons, vous devenez comme eux.
Penaud, le prêtre baisse la tête. Fonseca
poursuit.
- Maintenant, si je vous ai prié si vite de
venir, c’est que je vous connais assez bien tous les deux pour ne pas être
dupe. Votre charité infatigable m’est connue. Mais aussi votre caractère
...disons...passionné. Et je n’ignore pas non plus l’attitude peu évangélique
de Don Tomas. Alors, si vous pouviez vous calmer et m’expliquer posément ce qui
s’est passé, je vous en serais reconnaissant.
Don Esteban se recueille un instant puis fait
au prélat un récit détaillé de l’incident.
- C’est vous dire si j’ai eu le temps de
commanditer un attentat contre Don Tomas.
- Pourtant, il est assez vilainement blessé.
- Moins que le Christ, lance rageusement Don
Esteban qui se mord aussitôt les lèvres.
L’archevêque soupire.
- Don Esteban, vous savez que je vous aime
bien et que vous pouvez être assuré de mon soutien. S’il y avait davantage de
prêtres comme vous, notre ami Erasme de Rotterdam aurait la dent moins dure et
toute l’Espagne s’en trouverait mieux. Mais tout de même, ne pourriez -vous
être un peu moins...volcanique ?
Don Esteban soupire.
-
Pour ce qui est de Don Tomas, je vous assure qu’il n’y a pas de ma
faute. Mais on dirait qu’il fait tout
pour se rendre antipathique. Et il y réussit : tout le monde le déteste. Alors,
si quelques hommes trop exaspérés l’ont un peu trop... secoué, je n’y suis pour
rien. J’ai tout fait pour calmer mon monde mais il y a tant de rancœurs
accumulées... On dirait qu’il aime à les provoquer.
Fonseca se renverse sur son fauteuil.
- Hélas, je le sais bien. Mais je tenais à
l’entendre de votre bouche.
- Quant à mon caractère, reprend Don Esteban
d’une voix sourde, je reconnais que je suis un peu emporté.
- Juste un peu, Don Esteban, juste un peu.
- Je sais. J’avoue que j’ai du mal à ne pas
être révolté par des attitudes révoltantes et je ne sais pas rester calme
devant le Mal... Tant mieux pour ceux qui peuvent le contempler sans en être
troublé et sans hausser le ton ...Mais cette petitesse, cette mesquinerie me
mettent hors de moi. Mes paroissiens n’ont vraiment pas besoin de ça. Et moi
non plus. Je fais bien assez de bêtises sans que Don Tomas y mêle les siennes.
Fonseca sourit franchement.
- Cette franchise vous honore, mon fils. Et
j’écoute bien plus vos paroissiens chanter vos louanges que Don Tomas se
plaindre de vous. Mais méfiez-vous, vos ennemis sont nombreux et puissants.
- Je connais les ruses du diable pour
abattre les serviteurs de Dieu. Ils ont déjà brisé le saint archevêque de
Grenade, mon maître.
- Je sais que vous êtes un fidèle disciple
de Fray Hernando de Talavera et que vous lui étiez tout dévoué, mon fils.
- Alors, de quoi Votre Excellence veut elle
que j’aie peur ? Le pire m’est déjà arrivé.
- Le pire pour vos paroissiens serait de
vous perdre. Alors, un peu de prudence et de ...sérénité ne messiéraient pas à
votre zèle évangélique. Et ne me répondez pas que le Christ n’était pas
prudent. Hélas, les Judas pullulent.
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