CHAPITRE 18 Les yeux du jaguar
CHAPITRE
18 Les yeux du jaguar
Aux quatre
coins de l’Espagne, vendus aux quatre coins de l’Espagne, vendus ... Depuis quelques jours, ces mots de don José
bourdonnent sans cesse aux oreilles de Pedro qui fixe le sol sans rien
voir. Machinalement, il dépose sur la
table les assiettes que Teresa, la cuisinière, lui tend. Des serviteurs vont et viennent, lui
adressant peut - être la parole. « Vendus aux quatre coins de l’Espagne... »
D’autres images lui reviennent en mémoire : une île verdoyante, une place toute
blanche et une estrade en bois. Il n’avait pas compris tout de suite et puis
des hommes s’étaient approchés, avaient discuté avec don José et puis avaient
entraîné certains de ses compagnons. Et
il ne les avait jamais revus... Le
bateau, ensuite. Là, parmi la crasse, la puanteur, le désespoir, la mort, il
racontait à ses compagnons de merveilleuses histoires de forêts, de fleurs et
d’oiseaux , leur promettant des jours meilleurs et se montrant assuré de leur
retour alors que le doute le consumait. Malgré tout, il avait préservé leur
unité, leur complicité ; malgré tout il se souvenait de rires et de
chansons, du regard du jeune affamé et de la confiance admirative des plus
anciens. Bien sûr souvent, il croyait avoir touché le fond du désespoir et
avait grand mal à réconforter ses compagnons et pourtant, ces moments qui lui
avaient paru si difficiles lui paraissaient maintenant les plus doux : il était
avec eux, ils se comprenaient, ils parlaient la même langue, avaient les mêmes
souvenirs... Leur seule présence lui donnait de la force et pour eux, il avait
toujours réussi à faire bonne figure, à garder la tête haute, à donner
l’exemple... Il hausse les épaules, donner l’exemple, à qui ? Tout à coup, il
sent qu’on lui secoue l’épaule. Teresa le regarde attentivement pendant que les
serviteurs attablés s’esclaffent.
- On mange, dit Teresa, assieds-toi.
Il regarde
autour de lui : la table est mise, tous sont attablés, les assiettes sont déjà
remplies. Sa mine doit être fort réjouissante car Ramon et les autres
s’étouffent de rire et se moquent de lui.
Il observe un instant leurs trognes hilares et cramoisies, des odeurs
aigres montent à ses narines ; il tourne les talons, quitte la cuisine et
sort dans la rue. Les mains dans les
poches, il avance au hasard sans accorder le moindre intérêt au spectacle de la
rue. Il s’approche d’un arbre, caresse son tronc et tente d’y puiser des
forces. Mais l’arbre reste muet et froid.
L’Indien soupire, s’adosse à un mur et ferme les yeux. Au fond,
peut-être est-ce là le nouveau monde auquel il devra s’habituer : ces
conquérants sont peut-être des dieux invincibles devant qui tout doit changer,
tout doit plier. Il songe aux récits de sa mère : ces Tzitzimime, ces monstres squelettiques
qui doivent se déchaîner sur le monde lorsque le soleil s’éteindra. Don José
serait- il un des ces monstres ? Lui et ses hommes ont ravagé le village, les
ont vaincus et les dieux ont laissé faire. Peut-être que les dieux eux mêmes
ont reconnu leurs maîtres, peut-être est-il destiné à mourir sur cette terre
sans jamais revoir Atlan... Il frissonne, ouvre les yeux et contemple le ciel.
Le soleil y poursuit sa course indifférente et il a peine à distinguer la
gueule du jaguar qui, tous les jours, avale le ciel... Puis il abaisse un
regard fatigué sur la place ombragée. Soudain il sursaute. Un homme au sourire
éclatant et à la moustache en pointe vient d’apparaître. Il tient au bout d’une
corde, attaché comme un toutou, un magnifique jaguar à la robe mordorée. Le roi
l’a reçu du Nouveau Monde. Bientôt, un
attroupement prudent se forme autour du dompteur souriant. Des voix inquiètes
fusent.
- Eh, Lombard, tu n’as pas peur ?
-
Peur de quoi ? rétorque l’homme toujours souriant.
-
Ce n’est pas un chaton que tu tiens en laisse. Il pourrait te happer la
main.
L’homme s’esclaffe, lâche le jaguar et lui caresse l’échine. Dans le silence
angoissé de l’assemblée, le ronronnement puissant de l’animal parvient jusqu' à
Pedro qui s’est vivement rapproché.
- Où étais tu, gardien du village et que
faisais-tu pendant qu’on nous massacrait ? murmure l’Indien
Mais personne ne l’entend. Le Lombard continue de caresser le jaguar.
- Vous voyez, il ronronne de plaisir. C’est une bonne bête.
- Un envoyé du diable, oui, affirme une
femme en se signant. N’entends-tu pas sa menace ? Ce qu’il dit c’est une prière à Satan
son maître ! La mort est sur toi, ajoute -t- elle avant de s’éloigner
précipitamment. Pedro en profite pour s’approcher.
-
N’empêche, assure un homme, si Dieu lui a donné ces dents et ces
griffes, ce n’est pas pour manger sa pâtée à heures fixes.
-
Sûr, approuve un autre. Y a que les moines qui mangent au son de la
cloche. M’étonnerait beaucoup qu’il se civilise si vite. C’est jamais qu’une
bête sauvage. Son seul talent c’est de dévorer.
A ce moment, les badauds se rendent enfin compte de la présence de l’Indien.
-
Tiens, lance l’un d’entre eux, quand on parle de sauvages, on les voit
tous arriver.
Sans répondre, Pedro fixe intensément le jaguar, ferme les paupières et les
rouvre comme pour s’assurer qu’il ne rêve pas. Mais devant lui, à peine à
quelques pas, le jaguar déploie sa grâce féline : la robe fauve mouchetée de
taches noires contraste avec le pelage blanchâtre du ventre. Il se laisse
admirer sans rien dire, dédaignant même d’accorder un regard aux curieux, assis
sur son arrière train, bien appuyé sur ses pattes puissantes aux griffes à
peine rentrées. Fasciné, Pedro contemple l’animal féroce, le chasseur le plus
redouté de la forêt, bon nageur et bon escaladeur d’arbres réduit au rang de
bête curieuse. Soudain l’animal bâille, découvrant des crocs énormes et
menaçants. Instinctivement, tous reculent et Pedro en profite pour s’approcher.
Le jaguar se tourne majestueusement vers l’Indien et plonge ses yeux d’or au
plus profond des yeux bleus. Le fauve irradie une telle noblesse et en même
temps une telle force que Pedro s’en trouve revigoré. Le jaguar se lève et,
d’une démarche fière, s’approche majestueusement de l’Indien qui avance la
main vers ce témoin des jours heureux,
venu du plus profond de ses souvenirs, comme appelé par son désespoir. Le jeune homme caresse le carnassier qui
s’est couché à ses pieds sans cesser de le regarder. Puis il s’agenouille et
commence à parler dans une langue inconnue «Viens- tu me chercher, ô mon guide,
mon gardien, as- tu fini de dévorer le soleil ? Ma nuit va-t-elle enfin finir ?
Toi qui as le don de clairvoyance, dis-moi d’espérer. Toi le maître de la
terre, des montagnes et de l’écho, porte ma voix au-delà des mers et des
montagnes. Dis aux miens que je suis vivant ; que tes deux têtes parcourent
le ciel qui est ta demeure et ton royaume. Aide-moi, descends sur la terre et
extermine ces hommes ». Les ronronnements du jaguar, d’abord presque
inaudibles, n’ont cessé de s’amplifier et les derniers mots de l’Indien se
perdent dans un feulement rageur. L’animal se tourne vers les curieux, leur
lance un regard furieux puis se retourne vers son compatriote Enfin, l’Indien
se relève et le jaguar se détourne de lui, revenant vers le Lombard.
L’assemblée qui, par peur, n’avait pas osé interrompre l’étrange dialogue,
éclate de rire.
- Tu parles
aux animaux, maintenant ?
-
Et en quelle langue ? Le jaguar ou le langage des arbres ?
- Vu la dureté de son crâne, ce serait plutôt
le langage des pierres !
Pedro lance un regard méprisant
- Seuls
les fous rient de ce qu’ils ne connaissent pas. Vous ne pouvez pas savoir qu’il
n’y a pas de différence entre les hommes, les animaux, les arbres et les
pierres. Tout vit dans tout. Et tous sont égaux.
Les rires reprennent de plus belle
tandis que l’Indien s’éloigne, fièrement, d’une démarche souple, dédaignant
d’accorder un regard aux moqueurs.
- En
attendant, lance un homme, arrachez- lui les crocs et coupez- lui les griffes.
Il n’est pas fait pour vivre en laisse et il vous déchirera tous.
Pedro a
quitté la place, remonte la côte du Cambron et bientôt se perd dans la
contemplation du Tage rouleur d’or. Un autre fleuve se superpose au fleuve
castillan et c’est la forêt tout entière qui revit devant ses yeux. Les orchidées lumineuses se mêlent aux monstrueuses
araignées et aux singes joueurs. Les
odeurs fortes et douces, les troncs hérissés d’épines et la soie d’une feuille
de bananier, les cris des singes hurleurs, les bruissements d’ailes des oiseaux
et par -dessus tout, les feulements puissants des jaguars...
Quand il avait eu quatorze ans, il était
allé dans la forêt, seul. Il avait jeûné pour n’offenser aucune créature
vivante, il avait choisi un endroit et il y était resté jusqu’ à ce qu’une
vision lui indique dans quel être vivant est caché sa force. Au bout de deux
jours, il avait vu apparaître un jaguar. Ses yeux brillaient comme des soleils
et puis soudain devenaient plus sombres que la nuit la plus sombre. Il était
venu vers lui et il l’avait regardé. Le jeune homme avait encore son regard
planté dans la mémoire. Ce jour- là, il avait su qu‘il était un double - jaguar
et qu’en cas de nécessité, il pourrait toujours avoir recours à lui, à sa
force, à son adresse, à son corps. Il
était admis dans la création.
Pedro soupire et regarde autour de lui : il est bien à Tolède, malheureusement,
mais sa rencontre avec le jaguar lui a redonné force et courage. « Avec un peu de chance, pense-t- il, le
jaguar étoile qui vit dans la Lune va pouvoir envoyer des rêves à mes parents
et ils sauront ainsi que je suis vivant » Il soupire derechef et prend le
chemin du retour : si don José est revenu du palais royal, il a tout intérêt à
être chez lui.
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 3 autres membres