CHAPITRE 17 Que la terre lui soit légère
CHAPITRE 17 Que la terre lui soit légère
La journée a
été longue et Don Esteban s’accorde quelques instants de repos. Il s’installe
confortablement et décachette avec soin une lettre qu’un pèlerin vient de lui apporter :
elle provient d’un de ses amis, abbé d’un monastère andalou.
« Mon
cher frère
Je sais
combien vous vous intéressez à tout ce qui touche les Indes et combien vous
détestez l’arrogance et l’inhumanité de ces conquérants. Vous savez que nous
avons l’habitude de recevoir des voyageurs et que - par bonheur ou malheur- ces
fidèles disciples de Jésus- Christ ont
aussi l’habitude de laisser chez nous les malheureuses victimes de leur
rapacité avant de s’adonner aux innombrables plaisirs de Séville. Et je vous assure
que nos infirmiers ont fort à faire. Don
José n’a pas dérogé à la règle et s’est abattu chez nous avec sa bande de coupe-
jarrets. Ils traînaient derrière eux une vingtaine d’Indiens à moitié morts de
faim et d’épuisement, sans compter les traces de coups que nous avons
découvertes par la suite. Dire que je les ai incités à se reposer quelques
jours et à nous confier ces Indiens serait un doux euphémisme... Quoi qu’il en
soit, j’ai tenu à m’occuper personnellement de ces Indiens pour apaiser ma
colère. Ce qui n’était d’ailleurs qu’une illusion car ce que j’ai vu et entendu
l’a plutôt redoublée. Don Tomas - que le diable l’emporte - prétend les avoir
baptisés, en digne prêtre qu’il est. Et il m’a expliqué avec componction - et
vêtu du drap le plus fin - qu’il se félicitait d’avoir accompagné don José dans
ses épreuves et d’avoir ainsi sauvé leurs âmes.
Mon frère, ils ne connaissaient même pas le nom de Jésus ! Impensable, me direz-vous ? Et pourtant j’en
ai eu la preuve : j’ai constaté avec surprise
que celui qui paraissait leur chef, un certain Pedro, maniait assez bien
notre langue. Je l’ai sondé sur notre foi. Nos rites ? Baisser la tête,
s’agenouiller et joindre les mains.
Notre Dieu ? L’or évidemment !
Notre foi ? Quelle foi ? Imaginez
ma fureur ! J’ai aussitôt dit ma façon de penser à cet âne bâté de Don Tomas en
termes... clairs ! Puis j’ai commencé à
expliquer à Pedro les vérités de notre Sainte Foi. Dieu merci, nos conquérants
étaient si occupés à perdre leurs âmes et à dilapider le fruit de leurs rapines
que j’avais tout le temps. Il écoutait
avec attention mais beaucoup plus comme un homme curieux de savoir où il est
tombé que comme un catéchumène docile. Docile, je ne pense pas qu’il le soit
jamais que forcé par les circonstances. Vous savez d’ailleurs que, malgré mes vœux
d’obéissance, ce n’est pas une vertu que je chéris particulièrement. Bref je le
crois très intelligent et fort capable de dissimuler sa pensée. Nous progressions bien quand,
malheureusement, à quelques jours de là, un de ses compagnons, un homme assez
âgé et très affaibli, mourut malgré nos soins. Pedro était auprès de lui et lui
parlait à voix basse dans une langue inconnue. Malgré les récriminations de
certains de mes moines, je n’ai pas cru devoir l’en empêcher. Que pouvais-je
faire ? Troubler les derniers instants d’un mourant ? Le priver des
consolations qu’il attendait ? Il a reçu les derniers sacrements avec la
douceur d’un agneau nouveau- né et il est mort paisiblement. Nous l’avons
enterré le jour même ; j’ai fait dire une messe pour lui sans cependant espérer
ni un don ni la présence de ses « maîtres ». Décidément, ce mot
révulse ma plume comme il écorche mon oreille et blesse ma conscience. Y a-t- il
donc un autre maître que Notre Seigneur et d’autre Loi que Sa Justice ?
Mais je m’égare et vous attendez la suite. Pendant la cérémonie et surtout
pendant l’enterrement, ses compagnons semblaient nerveux, agités. Nous avons
mis cela sur le compte de l’émotion. Mais la nuit suivante nous réservait bien
des surprises et des sujets de méditation. Au beau milieu de la nuit, nous
entendîmes des cris et des insultes. Ayant saisi des torches, nous nous sommes
précipités vers l’endroit d’où provenaient les cris. Du cimetière, semblait-il.
Là, nous avons vu trois moines vigoureux qui retenaient Pedro à grand- peine.
-
Que se passe-t- il ? ai-je demandé.
-
C’est ce sauvage, ce cannibale. Il profanait des cadavres, il voulait
les manger !
-
Imbécile ! jeta l’Indien, ce qui montrait l’étendue de son vocabulaire.
Don José venait
d’arriver et, mis au courant en deux phrases, avait déjà rendu sa sentence.
- Liez-lui les mains derrière le dos
et pendez-le !
Je me suis alors tourné vers lui.
-
Si vous le permettez, ici, c’est moi qui commande et je voudrais tirer
cette histoire au clair.
-
Au clair ? rétorqua-t-il. Mais c’est clair. Ce sauvage est un
défouisseur de cadavres, un nécrophage. Il ne mérite que la mort.
-
J’en déciderai moi -même .Il est toujours temps de tuer et de mourir.
Il a encore voulu protester mais je crois bien que ma mine lui a clos la
bouche. Les moines commençaient à s’agiter et je ne tenais pas à être submergé
par leurs cris à eux aussi.
-
Venez tous dans mon bureau, ai -je ordonné. Inutile de troubler
l’office.
Bientôt je
fermai la porte sur tout mon petit monde.
- Don
José, cette affaire vous concerne puisque cet Indien vous appartient. Mais je
vous interdis de dire un mot sans ma permission. Allez vous asseoir au fond de
la pièce et gardez le silence.
Il m’a obéi bon gré mal gré en me lançant un regard que je renonce à vous
décrire. Je me suis alors tourné vers mes deux moines et Pedro.
-
Vous parlerez chacun à votre tour. Voyons, frère Pastor, que s’est il
passé ?
-
Voilà, père abbé. Cette nuit, je n’arrivai pas à dormir, allez savoir
pourquoi... la volonté de Dieu assurément. J’ai eu envie de me confier à Notre
Dame et je me suis levé. Dans le couloir, j’ai rencontré frère Perfecto.
- Que faisiez-vous dans les couloirs à
cette heure- ci ?
-
J’avais soif, mon père, et je voulais aller au puits.
-
Bien, continuez, frère Pastor. Si frère Pelayo n’est pas d’accord avec
vous il vous interrompra.
-
Merci, mon père. J’ai décidé de l’accompagner car j’avais envie de
boire, moi aussi. C’était si peu de temps avant matines que je comptais aller
directement à l’église après. En se
dirigeant vers le cloître, on a entendu des bruits bizarres. Ca venait du
cimetière. On s’est approché et on a vu cet animal là qui essayait d’enlever la
terre. Il creusait comme une bête à mains nues. On aurait dit qu’il était fou.
-
Sûr qu’il voulait le manger à la lune, interrompit frère Pelayo.
Je remarquai
alors que Pedro haussait les épaules et nous regardait d’un air méprisant comme
des gens qui ne savent pas de quoi ils parlent.
- Et
alors, qu’avez-vous fait ?
-
Dame ! On s’est précipité et on l’a empoigné. Mais il ne se laissait pas
faire et il nous a bourrés de coups de pied et de poing.
-
Je vois en effet que vous avez quelques ecchymoses et qu’il a la lèvre
fendue.
-
C’est ses canines de loup -garou, padre, ça laisse des traces, suggéra
une nouvelle fois frère Pelayo.
- Cela suffit, ai-je affirmé d’un ton
sec. Quand j’aurai besoin de précisions, je vous les demanderai.
Puis je me
suis tourné vers l’Indien.
- Je
suppose que tu as une bonne explication.
A ce moment
là, don José a cru bon de se rappeler à notre souvenir.
-
Des explications ! Vous lui demandez des explications ! Elle est bien
bonne ! Mais que voulez-vous qu’il explique ? C’est un sauvage privé de raison
!
Je l’avoue, mon sang n’a fait qu’un tour.
- A
ce qu’il paraît, ce n’est pas votre enseignement qui aura pu l’éclairer ! Et ce
n’est pas de vous qu’il pourra apprendre les lumières de la foi ! Alors taisez-vous
ou sortez !
Il a eu un haut- le- corps, a ouvert la bouche puis s’est brusquement tu. Il a
semblé se calmer mais il a gardé cet air arrogant qui m’exaspère.
-
Soit, a –t-il dit en se rasseyant, je suis curieux de savoir ce que ce
gibier de potence va inventer.
Je suis alors - enfin - revenu à
Pedro.
- Je
t’écoute. Explique-toi. Que voulais-tu faire ?
Pedro baissa les yeux, respira à fond et me
regarda bien en face.
- Je
voulais le déterrer.
Don José eut un rire triomphant.
- Qu’est-
ce que je vous disais !
J’ai décidé de l’ignorer.
- Mais
pourquoi ? Tu sais que tu lui faisais du mal ?
Pedro a
alors laissé éclater sa fureur.
- Du mal ? Du mal ! Mais le mal c’est lui qui
nous l’a fait ! s’est- il exclamé en désignant don José . Il est venu dans
notre village, il a tout saccagé, il a tout brûlé. Il nous a traités pire que
des animaux. Il nous torture, il nous affame. Pourquoi s’acharner en plus sur les morts ?
-
S’acharner sur les morts ?
Je ne comprenais pas.
-
Bien sûr. Les morts ne peuvent pas se défendre. Ils sont faibles et sans
force. Alors pourquoi jeter cette terre lourde sur un pauvre mort ? Maltraiter
les vivants, ça ne vous suffit pas ?
Je commençais à comprendre.
-
Tu veux dire que tu as fait cela par amitié pour ton compagnon ?
Il haussa les épaules.
- Bien
sûr. Cette terre, ça lui pèse, ça l’étouffe, ça l’empêche de s’envoler. Je ne veux pas qu’il reste ici. Lui au moins,
il est libre, il faut qu’il puisse retourner chez nous.
Je l’ai examiné un instant. Il était tendu, passionné, sincère. Pas le moindre
doute.
- Écoute-moi bien. Nous n’avons jamais
cherché à lui faire le moindre mal. Nous l’avons mis en terre pour le protéger,
pour qu’il soit près de Dieu.
-
Vraiment ? a-t- il demandé, méfiant.
-
Vraiment. Tu as vu toutes ces tombes autour de la sienne. Ce sont nos frères morts. Penses- tu que nous
voudrions faire du mal à nos propres frères ? Si tu veux, je peux te montrer la
mienne. L’emplacement en est déjà réservé.
Il a semblé se détendre.
- Je
vous crois. Mais il va rester ici pour toujours ?
- Ne
crains rien. Tu te rappelles, quand il est mort, nous l’avons veillé. Nous ne
l’avons pas enterré tout de suite. Il a dû s’en retourner à ce moment -là.
-
Vous croyez ? a-t- il demandé, plein d’espoir.
-
J’en suis sûr. Dans son infinie bonté, Dieu n’aura pas permis qu’il
meure en terre étrangère et soit exilé même dans la mort. Il l’a Lui -même raccompagné
chez toi.
Il fallait le rassurer, mon frère,
faire qu’il ne doute pas de la bonté de Dieu. Aussi lui faire comprendre ce
qu’est une âme. Je comptais bien lui parler ensuite de Paradis et d’Enfer. Peu
m’importait pour l’instant le nom qu’il donnait à cet au-delà. Au moins
croyait-il à son existence.
-
Bien, ai-je dit, l’incident est clos. Ce n’était qu’un malentendu. Pedro
avait la même intention que vous, mes frères. Ce n’est ni un cannibale ni un
loup garou. Lui aussi voulait respecter les morts. Seulement ses rites sont
contraires aux nôtres, voilà tout. Maintenant il sait. Rejoignez les autres et
surtout pas un mot. Inutile de troubler nos frères.
Ils se sont retirés et je ne suis pas sûr
qu’ils aient tout compris. Ce sont des âmes simples.
-
Vous pouvez aussi vous retirer, don José
Mais vous voyez qu’on a toujours
intérêt à se renseigner avant d’agir. Vous vouliez le pendre alors qu’il n’y a
pas de quoi fouetter un chat.
- J’en suis moins sûr que vous, mon
père. C’est un malfaisant. Je lui ferai passer ses envies de mal faire.
- Le malfaisant c’est vous, mauvais chrétien
qui refusez d’écouter votre frère en Jésus- Christ. Je vous préviens que si jamais j’apprends que
vous maltraitez ces Indiens, ici ou sur la route, vous sentirez le poids de ma
colère : je vous excommunierai et j’appellerai sur vous toutes les armées
divines !
Il s’est tu,
m’a salué et est sorti sans un regard. Je restai seul avec cet Indien.
- Dis-moi, tu savais que don José se
fâcherait quand il apprendrait ton acte ?
- De toute façon, il se fâche
toujours, alors...
J’eus
beaucoup de mal à réprimer un sourire. Perspicace, l’Indien.
- Tu risquais gros.
- Je risquais encore plus gros en
n’agissant pas pour délivrer mon ami. Il n’aurait pas cessé de m’appeler. Et
puis, si je n’avais pas agi, mes compagnons n’auraient pas compris. Ils se
seraient détournés de moi et ça, je ne l’aurais pas supporté.
- Tu risquais ta vie, ai-je insisté.
Une fois de
plus, il a haussé les épaules.
- Il y a longtemps que ma vie ne
m’appartient plus.
J’ai eu
l’impression qu’il ne parlait pas de don José mais impossible d’en savoir plus.
Je n’ai pas osé le questionner. A vous mon ami, je peux bien le dire : ce
garçon m’impressionne. On sent en lui une telle force, une telle volonté, une
telle intelligence, une telle rage aussi. J’espère seulement qu’il ne se
laissera pas dévorer par la haine. Ce serait grand dommage. Depuis cet incident, je prie chaque jour pour
lui et pour ses compagnons. Je dis et je fais dire des messes pour lui.
Cette
crapule de don José est présentement sur la route de Tolède où il prétend que
le roi lui a accordé audience. Faut-
il que les guerres italiennes coûtent cher pour que Sa Majesté réponde si vite
à un pareil brigand ; il est vrai qu’un voleur chargé d’or et de butin
dont il a sa part ne peut que trouver grâce à ses yeux. L’éclat de l’or rend
aveugle au sang. Vous verrez sans doute don
José à Tolède, mon cher Esteban, mais je doute qu’il vienne faire ses dévotions
en votre église de Santo-Tomé.
Que Dieu
vous ait en Sa Sainte Garde, mon ami et priez pour moi qui succombe si
facilement au péché de colère. Mais le moyen de rester insensible ?
Que la paix de Dieu soit sur vous, mon ami,
Votre frère en Jésus-
Christ Clemente
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