CHAPITRE 14 L'Etoile
CHAPITRE 14 L’Etoile
Ana se
prépare pour la messe dominicale à Santo-Tomé avec toute sa maisonnée. Elle a
beau connaître par cœur l'église toute proche, elle la retrouve chaque fois
avec ravissement. Elle aime la lourde porte de chêne au bois poli par le temps
et aux clous lustrés, le Christ bénissant les fidèles de sa niche au-dessus de
la porte, le retable aux couleurs fraîches et familières ; mais par -dessus
tout, elle aime la Vierge au Sourire, cette petite Madone si innocente qui
regarde son Fils avec une tendresse mêlée d’espièglerie. C'est pourquoi elle
s’assoit toujours vers le fond, pour jouir de la compagnie de la petite sainte
aux yeux si bleus dans son blanc visage de marbre. Tout, dans Santo-Tomé, de la
blancheur des colonnes au parfum des fleurs sans cesse renouvelées, incite au
recueillement et à la prière. Elle s'installe donc sur son banc préféré et se
prépare à écouter la messe. Tout à coup, son attention est attirée par un léger
brouhaha du côté de la porte. Une discussion assez vive s'engage.
- Non,
l'Etoile, tu n'entreras pas. C'est un lieu saint, ici, pas une foire.
- Va exercer
tes talents ailleurs, ajoute une autre femme d'un air pincé.
- Mais qui
tu es, toi, pour m'interdire d'entendre la messe ? proteste la jeune fille .Il
faut bien avouer qu'elle ne passe pas inaperçue : yeux de gazelle soulignés de
khôl, chemisier blanc cintré par un corselet noir, des bijoux innombrables à
ses poignets menus. Mais, assagis par une mantille sombre, ses cheveux noirs
moussent autour de son visage et à son cou brille une croix d'or.
- Fiche le
camp, l'Etoile, y a rien à voler, ici.
Ana appelle
:
- Angelina !
Les yeux de
braise se posent sur elle, méfiants.
- Viens ici,
je t'ai gardé une place.
L’Etoile
profite de la stupeur de ses interlocutrices pour se faufiler à l'intérieur et
s'installer à côté d'Ana. Il y a bien quelques protestations mais bientôt tous
se taisent la messe commence. L’Etoile se signe dévotement, au soulagement de doña
Isabel qui la surveille du coin de l'œil. Don Esteban commence son sermon. « Aujourd'hui,
chers frères et sœurs, nous allons méditer sur la charité, vertu éminente entre
toutes car, dit saint Paul dans la 1 ère épître aux Corinthiens : Si je
n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Malheur à celui qui, gonflé d'orgueil, se
croit le seul juste et méprise son frère ! Malheur à celui qui se glorifie de
sa piété et de sa foi car Dieu voit le fond de son cœur et n'y voit pas amour
gratuit mais usure intéressée ! Car il n'aura pas en héritage le Royaume des
Cieux. N'oublions pas cette parole du Christ au Jugement Dernier, rapportée par
saint Mathieu " Venez, les bénis de mon Père, recevez en Héritage le Royaume
qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et
vous m'avez donné à manger ; j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire ;
j'étais étranger et vous m'avez accueilli ; nu et vous m'avez vêtu ;
j'ai été malade et vous êtes venu me visiter ; j'étais en prison et vous
êtes venus vers moi. Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand t'avons-
nous vu avoir faim, que nous t’ayons nourri ou soif que nous t'ayons donné à
boire ? Quand t'avons nous vu étranger, que nous t'ayons recueilli ou nu que
nous t'ayons vêtu ? Quand t'avons nous vu malade ou en prison, que nous soyons
venus vers toi ? Et, répondant, le Roi leur dira : En vérité, je vous le dis :
pour autant que vous l'avez fait au plus petit de mes frères, c'est à moi que
vous l'avez fait " .Comprenez vous bien le sens de ces paroles ? Regardez
en votre âme et demandez-vous si vous avez toujours respecté la parole de Dieu.
Dans
l'assistance, tous ont baissé la tête. Ana et l'Etoile se sourient car elles
sentent bien le poids des regards courroucés qui se posent sur elles. Enfin
résonne le « Ite missa est». L’Etoile sort la première, sans un mot ni un
regard. Ana fait taire Isabel qui maugréait contre la gitane. Mais elle la
retrouve un peu plus bas. Visiblement, la gitane l'attend. Quand elle aperçoit
Ana, son visage s'éclaire et ses yeux pétillent. Ana s'arrête devant elle.
- Merci pour
tout à l'heure.
- Les
donneuses de leçon m'énervent. A croire que la foi est leur chasse gardée.
- Tu t'es
encore fait des amies, grommelle Isabelle.
Mais Ana
ignore l'interruption et poursuit
- Et puis tu
as entendu Don Esteban.
L’Etoile
fait la moue.
- Il parle
bien et je l'aime mais il parle à des sourds.
Elle a un
geste fataliste.
- N'importe.
Je voulais te parler. Une gitane n'oublie jamais rien, ni un bienfait, ni une
offense, ni une rose, ni une épine. Désormais, je t'appartiens et que personne
ne s'avise de te faire du mal ou malheur
à lui ! Écoute, je suis trop pauvre pour te faire un cadeau mais je peux t'offrir
quelque chose de beaucoup plus précieux. Donne-moi ta main, je vais y lire ton
avenir.
Pendant
qu'Isabel et Carmen se récrient, Ana tend la main. La gitane s'en saisit, la
tourne paume contre ciel et se concentre. Au bout d'un moment, elle annonce.
- Ton destin
est brillant mais tu ne l'accompliras pas sur cette terre. Je vois un grand voyage ;
un voyage au-delà des mers et du temps, le premier voyage qui peupla le monde
disparu. Tu épouseras l'orage et tu deviendras la reine d'un pays perdu. Je
vois beaucoup de souffrances, beaucoup de luttes mais tout au bout de ta route,
tu verras un grand soleil qui t'éblouira.
Carmen
se moque.
-
D'habitude, tu prédis un beau mariage avec un grand brun et une foule d'enfants
! Ca change.
L’Etoile hausse les épaules.
- D'habitude, j'ai seulement besoin de manger
et je dis aux gens ce qu'ils ont envie d'entendre. Je ne vais tout de même pas
gaspiller mon don avec des incrédules de ton espèce !
Tous se mettent à rire mais l'Etoile demeure
grave.
- Tout ce que
j'ai dit est la Vérité. A toi, je ne mentirai jamais.
Plus troublée qu'elle ne veut le montrer, Ana
contemple sa main.
- Un grand
soleil, dis-tu ?
- Oui, un
grand soleil. Amour, pouvoir, richesse. Mais tu devras laisser ici la moitié de
ton cœur. C’est à ce prix que tu trouveras le bonheur et l'amour.
- L'amour...
murmure Ana.
L’Etoile
sourit.
- Oui,
l'amour. Un amour que tu n'imagines même pas.
Pensive, Ana médite un instant. Enfin, elle se
ressaisit.
- N'hésite
pas à venir me voir, l'Etoile, tu seras toujours la bienvenue.
La gitane porte ses mains à ses lèvres, puis à
son front, s'incline, saisit le panier qu’elle a déposé sous le porche de
l’église et disparaît au coin de la rue d’un pas que n’eût pas désavoué une
reine. Soudain, elle avise une ménagère
qui balaie soigneusement le seuil de sa porte. Elle s’approche et lance :
- Dieu vous
garde, ma commère. Ne voulez- vous pas des
violettes pour parfumer la maison ?
La femme
s’arrête un instant et lui jette un regard mauvais.
- C’est bien
toi de parler de Dieu, mécréante ! Tu
crois que je vais acheter des fleurs à une fille de Satan ? Et puis d’abord où
les as -tu volées ?
- Dans le
jardin de ma grand-mère ! Mais peut-être
auriez vous préféré que je les prenne dans le vôtre ? J’aurais dû vous
apporter des chardons !
- Ce serait
bien de ta race, fille sans loi ! siffle la femme en levant son balai. File
d’ici, maldita puta ! Et n’y remets pas les pieds ! Tu crois peut-être qu’on
veut vous voir, toi et ta race ? Des gens qui forniquent sans être mariés, des
bêtes incestueuses qui ignorent la pudeur et couchent tous ensemble pour se
livrer à la débauche ! Sans compter les enfants que vous enlevez pour les vendre
aux Barbaresques ! File !
Angelina
lève les yeux au ciel : toujours la même rengaine. Mais aujourd'hui. elle n’a pas envie de se mettre en colère.
Cette mégère devra déverser sa bile sur quelqu'un d’autre. A ce moment précis,
elle aperçoit Pedro qui vient à sa rencontre. Enfin à sa rencontre c’est vite
dit car ils n’ont pas encore eu l’occasion de faire connaissance. La femme
aussi l’a vu, se renfrogne encore
davantage - ce qui pourtant semble impossible - et, dès qu’il est assez proche,
elle lance avec hargne :
- Et toi, le sauvage, qu’est-ce que tu attends
? poursuit la femme. Tu as prévu un mauvais coup ? Tu es avec cette dévergondée
?
Interdit,
Pedro la fixe un instant, grimace un sourire carnassier qui découvre des dents
très blanches et prend un air féroce. La femme déglutit deux ou trois fois et
décide courageusement de rentrer chez elle en toute hâte. Angelina lance un
regard amusé à l’Indien.
- Pas mal,
ton numéro de chien féroce ! Elle n’a plus un poil de sec !
Pedro a un
petit sourire en coin.
- C’est bien
connu : les Indiens raffolent de chair humaine. Mais, avec elle, il faudrait
vraiment avoir faim !
Angelina éclate
de rire.
- Sûr, tu t’empoisonnerais
! Elle a toujours la bave à la bouche. Elle a tellement de venin à l’intérieur
qu’il faut qu’elle le répande.
Le ton est
léger mais, au souvenir des injures pourtant mille fois entendues, elle se
rembrunit.
- C’est
toujours pareil. Quand ils ne
comprennent pas, ils inventent.
Pedro se
fait grave.
- Ca, je
sais.
- C’est pourtant pas difficile à comprendre !
lance la jeune femme, amère. Nous aussi, on a nos rites. Mes parents n’étaient
pas mariés à l’église et alors ? Pour
qu’on leur fiche la paix, ils se sont installés ici, ils ont abandonné la
route. Ca les a tués d’ailleurs. Et pour en arriver là… Pourquoi il faudrait
toujours faire comme eux ?
- C’est à
moi que tu demandes ça ?
Angelina a
un petit sourire triste.
- Je sais,
toi, tu peux comprendre. C’est pourtant
pas compliqué : d’après nos lois, il peut arriver qu’on épouse un cousin. C’est pas la fin du monde, non ? Et bien,
dans leur bouche, ça devient aussitôt des incestes abominables où tout le monde
couche avec tout le monde : femmes, enfants, pères, mères, frères, sœurs et
pourquoi pas les chevaux, pendant qu’on y est ?
- Oh tu
sais, chez nous, ils ont brûlé des paysans qui avaient enterré des images
saintes. Ils voulaient seulement qu’ils fertilisent la terre et les autres en
ont fait un crime épouvantable.
- C’est bien
ce que je disais : bouchés, ils sont et plus sûrement qu’avec de la cire
d’abeilles. Oui, on dort souvent tous ensemble ; si elle croit qu’on est
assez riches pour avoir chacun notre roulotte. Eux, bien sûr, quand ils ont des
hôtes, ils trouvent tout à fait normal de partager leurs lits . C’est pas pour
ça que ça tourne à l’orgie. C’est toujours pareil, avec les payos ! conclut-elle
avec force.
Pedro fronce
les sourcils.
- C’est quoi
payos ?
- Ceux qui
ne sont pas gitans, rétorque vivement Angelina.
- C’est quoi
gitans ?
Angelina
écarquille les yeux, l’observe un instant et sourit.
- C’est ...
c’est une grande famille. Ma famille.
Pedro hoche
la tête. Angelina sourit encore.
- Ca te
dépasse, hein ? Moi aussi mais c’est pas ça qui vendra mes fleurs.
L’Indien
s’est définitivement éloigné. Angelina
lance un dernier regard noir à la femme qui ferme rageusement sa fenêtre. La
gitane secoue la tête. Elle muse un instant dans les rues, s’attarde un instant
à la devanture alléchante d’un pâtissier. Tout à coup elle sursaute : quelqu'un
lui prend la taille. Aussitôt elle se retourne et gifle prestement celui qui se
permet de telles privautés.
- Santa Madre, s’écrie le giflé, c’est comme
ça que tu m’accueilles ?
Au son de
cette voix, Angelina examine plus attentivement l’homme et écarquille les yeux.
- Diego ! Tu es revenu, mauvais sujet ?
Le nommé
Diego se frotte énergiquement la joue. De taille moyenne mais musclé et
vigoureux, il a l’œil vif et le poil noir.
- Dire que j’avais hâte de te revoir ! Si
j’avais su !
- Hâte de me revoir, voyez -vous ça ! La
dernière fois que je t’ai vu, tu sortais de chez une autre, suborneur !
Diego lui décoche alors son plus beau sourire.
- Comment peux-tu penser cela ? Il n’y a
jamais eu que toi, ma belle. Est-il possible de penser à un autre sourire quand
on a vu le tien ? Qui connaît la perfection ne saurait aller chercher ailleurs.
- Cause toujours, mon mignon Je sais ce que
j’ai vu, lance la jeune fille en le regardant bien en face.
Diego prend
un air contrit.
- Comment peux-tu avoir la rancune si tenace
? Cela fait quatre ans que je survis à
grand -peine loin de toi et tu me fais une scène le jour de nos retrouvailles.
- Le chagrin n’a pas l’air de t’avoir trop
miné. Tu es plus florissant que jamais.
- Sans doute aurais-tu préféré me voir
dépenaillé, affamé, pendu peut-être, mauvaise fille que tu es ?
- Pendu, toi ? Tu es comme les chats, tu as
au moins neuf vies.
- Et elles sont toutes à toi, ma douce,
affirme Diego avec un sourire enjôleur.
- Inutile de faire ton œil de velours, ça ne
prend pas. Ose dire que tu n’étais pas avec une autre ! Ose dire que ce n’est
pas la fureur du mari qui t’a fait fuir au diable ! Diable qui aurait bien dû
te garder !
Diego baisse
le nez, l’air penaud.
- Je l’avoue, j’étais chez une autre.
- Et tu oses me le dire en face ! s’écrie
l’Etoile avec un superbe illogisme.
- Mais tu te trompes, ce n’est pas la fureur
du mari que je fuyais ...
- Vraiment ?
- Non... C’était la tienne !
- Je vais t’arracher les yeux, fulmine la
gitane en le bourrant de coups de poings.
Mais Diego
lui happe les poignets et la tient solidement.
- Il fallait bien que je me console de tes
froideurs, ma belle, et que je me réfugie dans des draps...
- Des quoi ?
- Des ... bras plus accueillants, termine le
jeune homme, mi sérieux, mi amusé.
- Tu es le plus impudent, le plus vil, le
plus infâme coquin que je connaisse ! Lâche-moi, hurle Angelina en se
débattant.
- Ah que non, ma mignonne « Qui a mis une
tigresse en cage est fou, mais qui la libère est maître fou »
- Encore un de tes proverbes
stupides ! Lâche- moi, je te dis.
- Et tu iras où ? Loin de moi ? Et je serais
revenu de Séville pour rien ? Quittons- nous au moins bons amis, puisque tu ne
m’aimes plus. Embrasse-moi.
-
Jamais, siffle la gitane.
- Bien, je sais ce qu’il me reste à faire.
Sans lâcher
la jeune femme, Diego fouille la rue des yeux. Presque malgré elle, Angelina
l’imite.
- Qu'est-ce que tu cherches ?
Mais Diego
ne répond pas. Tout à coup son visage s’éclaire.
- Voilà justement ce qu’il me faut.
- Et quoi donc ? interroge-t- elle, un peu
anxieuse malgré tout.
- Regarde, répond- il en tendant le menton.
Angelina
suit son regard mais n’aperçoit que quatre alguazils, la mine renfrognée et l’œil
aux aguets.
- Et alors ? Je ne te comprends pas.
- C’est pourtant simple. Ils sont quatre,
ont l’avantage du nombre et sont bien armés. Je vais faire n’importe quoi, les
attaquer, voler un passant ou un marchand, est-ce que je sais, moi ! Ils
m’arrêteront sans peine - car je n’offrirai pas la moindre résistance - et ce
soir je serai pendu. Tu seras satisfaite, non ?
Angelina le
regarde fixement.
- Tu ne feras pas ça ?
- Par le souvenir chéri de ma mère Blanca,
que Dieu ait son âme, je te jure que je le ferai. Et avant de mourir, j’aurai
eu le plaisir de te plaire une dernière fois. Je mourrai heureux, soupire-t-
il. Seulement tu seras gentille de prévenir Don Esteban. Je voudrais me
confesser avant d’être exécuté.
Angelina a
cessé de se débattre.
- Tu me fais marcher. Jamais tu ne feras ça,
affirme-t- elle d’une voix mal assurée.
- Si tu me repousses, je n’ai plus aucune
raison de vivre. Mais je ne tiens pas à te retenir contre ton gré.
Il lui lâche
les poignets et met ses mains en porte- voix.
- Hé ho ! Messieurs les trompe- la- mort,
venez un peu par ici !
Les
alguazils ralentissent leur marche et tentent de repérer l’insolent. Angelina
leur jette un rapide coup d’œil. Déjà Diego ouvre la bouche pour continuer ses
insolences mais Angelina pose ses lèvres sur les siennes avec tant de fougue
qu’il en reste un instant décontenancé. Pais ses bras se referment sur la
gitane et il l’étreint passionnément. Elle se blottit sur son cœur.
- Fripouille, souffle-t- elle.
- Vagabonde, murmure-t- il.
- Et les alguazils ? demande-t- elle,
anxieuse.
- Ils ont repris leur marche. Courageux mais
pas téméraires.
Ils rient.
- Maintenant q
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