CHAPITRE 98 Deuils sur deuils
CHAPITRE 98 Deuils sur deuils
Isabel en était là de son récit quand Ana s'agita.
La duègne s'approcha aussitôt mais Ana s'était déjà apaisée. Après un dernier
regard à la malade, elle revint prés de Pedro et reprit le fil de son récit.
"Hélas, si la visite à l'apôtre avait comblé
les souhaits de Justo, le voyage l'avait complètement épuisé et ses forces
l'abandonnaient peu à peu. Tous le disaient : Don Justo est malade, Don Justo
va mourir. Tous ses enfants sont là qui l'entourent et l'assistent. Le marquis
de Montemayor est déjà venu le visiter plusieurs fois. Don Esteban vient de lui
administrer les derniers sacrements. Tous prient avec ferveur. Mais le plus
extraordinaire, c'est que la nouvelle s'est répandue comme une traînée de
poudre. Le vestibule s'est d'abord rempli, puis le dispensaire et le jardin,
enfin les rues avoisinantes. Il faut désormais faire un grand détour pour aller
de Notre Dame du Transito à Santo Tomé. Ses malades, ses amis, tout le petit
peuple qu'il a tant aimé, artisans et marchands, hidalgos et paysans se sont
massés dans les rues et prient pour son salut. Un seigneur qui avait voulu
forcer le passage avait vu se lever une marée humaine. S'arrêtant net, agacé,
il avait demandé en entendant les prières des morts "Mais c'est donc un
grand seigneur qui meurt ici ?" et s'était attiré cette fière réponse
"Un seigneur ! Vous croyez qu'on se dérangerait pour un seigneur ?"
Impressionné par la ferveur et la passion de la voix, il n'avait pas insisté.
Le jour baissait, Don Alejandro, accompagné de son
cousin don Diego Hurtado, marquis de Santillana, se pressait pour voir son ami.
Lui aussi s'était heurté à la multitude : son cheval n'arrivait pas à se frayer
un chemin. Offensé, Santillana lança
d'une voix vibrante :
- Laissez passer le marquis de Silva y Montemayor,
comte de Cifuentes et...
Mais Don Alejandro l'arrêta d'un geste.
- Vous n'y
êtes pas, mon ami.
Puis, s'adressant à l'homme qui visiblement
contrôlait le bon ordre de la foule.
- Je viens voir Don Justo. Je suis le parrain de
sa fille.
Alors, avec un geste que n'eût pas désavoué le
roi, l'homme lui dit avec superbe :
- Passez, messeigneurs.
Aussitôt, la foule s'ouvrit et les deux hommes
purent s'approcher sans encombre de la maison. Confiant leurs chevaux aux
palefreniers de garde, ils se découvrirent et arrivèrent dans la chambre où se
mourait le médecin. Ana vint tout de
suite à leur rencontre.
- Ta maison est mieux gardée que le palais royal,
ma chère petite et tout y est remarquablement organisé.
- Diego s'en occupe, avec Manuel.
Don Alejandro sourit.
- Je comprends mieux.
Devant l'air ahuri de Mendoza, il ajouta.
- Manuel Ortega et Diego Sanchez sont de très bons
amis d'Ana.
- Quelques seigneurs, sans doute ?
- A leur manière, mon cher, à leur manière.
Justo lui aussi avait vu le marquis. Don Alejandro
s'approcha de lui et s'assit à son chevet.
- Comment vous sentez- vous, mon ami ?
- Dans la paix de Dieu.
Don Alejandro se signa, le médecin l'imita.
- Bientôt, vous serez dans Son Paradis et vous
jouirez éternellement de Sa Lumière.
Un sourire illumina la face blême du mourant.
- De là
haut, je continuerai à veiller sur mes enfants. Miguel est encore si jeune et
Ana si passionnée. Enfin, elle est mariée et cela me rassure un peu.
Don Alejandro, apaisant, posa sa main sur le bras
de son ami.
- Soyez tout à fait rassuré. Parrain veut dire
père, n'est-ce pas ? Je vous jure qu'Ana et tous les autres n'auront pas de
protecteur plus dévoué et plus attentif que moi. Vous savez que j'aime Ana
comme si elle était ma propre fille : jamais elle ne manquera de rien et jamais
je ne laisserai quiconque lui faire le moindre mal. Mourez en paix.
Les traits du malade se détendirent et la lumière
intérieure qu'il irradiait se fit plus vive.
- Savez vous qu'il n'est pas simple d'arriver
jusqu'à vous ?
- Comment donc ? Le temps n'est pas si mauvais.
- Il s'agit bien du temps ! Les rues sont envahies
par toute une foule qui prie pour votre salut avec une ferveur peu commune.
- Une foule ? répéta Justo, incrédule. Mais qui ?
Pourquoi ?
- Tu le demandes ! s'exclama Ana qui s'était
rapprochée. Mais tous ceux que tu as soignés, guéris, sauvés ou simplement
réconfortés. Ils viennent t'en remercier et essayer de te rendre un peu du bien
que tu leur as fait.
- C'est juste, mon ami, ajouta Don Alejandro. Et
certes, vous n'aurez pas besoin de payer des pauvres pour porter votre
cercueil. C'est un honneur qu'ils se disputeront plutôt.
- J'ai fait un peu de bien, concéda le médecin.
Puisse cela m'être compté en mon paradis.
- Oh mon père. Votre âme est si pure et si légère
qu'elle va monter tout droit au ciel, vive comme une alouette.
Justo sourit et lui prit la main.
- Ana, promets- moi une chose. Fais bien attention
à toi mais surtout ne change pas.
Ana lui rendit son sourire, à peine mouillé de
larmes. Peu à peu, le mourant s'affaiblissait sans que disparût la lumière qui
l'habitait. Tour à tour, ses amis et parents vinrent lui dire un dernier adieu.
Gabriel, doux et calme ; Manuel, solide et rassurant ; je tenais par
la main Miguel et Mariana, larmes et sourires mêlés ; Doña Catalina, aux
yeux si clairs et à la peau transparente. Ana était en prières, à genoux auprès
de lui. Justo ferma les yeux un instant, puis les ouvrit. Ses lèvres remuèrent,
tous firent silence et sa dernière parole résonna longtemps dans le cœur et le
souvenir des présents "servir" Il eut encore le temps de réciter le
Credo, s'illumina d'un sourire extraordinaire et ses yeux s'ouvrirent sur
l'éternité."
- Voilà un homme que j'aurais aimé connaître,
affirma Pedro.
- Je suis sûre qu'il t'aurait plu. Tout le monde
l'aimait. Pour Ana, le choc a été rude car elle adorait son père mais sa vie
avec Gabriel l'absorbait. Oh, tout n'était pas rose, loin de là. En particulier
avec Luz, la soeur de Gabriel, une vraie peste, comme tu as déjà pu t'en rendre
compte. Tiens, je me souviens d'un incident. J'étais dans l'arrière boutique,
je mettais un peu d'ordre. C'est alors que Luz et Cristobal sont arrivés.
" -
Luz, Cristobal, quelle joie de vous voir, dit Gabriel, vous désirez quelque
chose ?
- Je voudrais offrir un bracelet à Luz pour nos
fiançailles.
- Mais bien sûr. Je vais te montrer quelques
modèles, répondit l'orfèvre en étalant sur le comptoir des bracelets plus
éblouissants les uns que les autres.
- Et celui ci ? dit Luz en désignant un bracelet
posé sur une étagère derrière le comptoir.
- Désolé, petite soeur, ce bracelet n'est pas à
vendre.
- Même à moi ? insista la jeune fille d'une voix
câline.
- Même à toi. Je le garde pour Ana.
- Évidemment. Encore pour Ana !
La voix de la jeune femme avait changé du tout au tout
et était devenue beaucoup plus acide. Cristobal voulut intervenir.
- Enfin, Luz, pourquoi t'occuper de cela ? Regarde
plutôt ces bracelets. Ils sont ravissants.
- C'est celui là que je veux.
- Mais
puisqu'il est pour Ana...
Luz lui lança un regard furieux.
- Il faut choisir ton camp, Cristobal, elle ou
moi.
Résigné, Cristobal jugea plus prudent de se taire.
Gabriel, lui, la regarda, souriant et calme.
- Désolé, petite soeur, ça ne prend plus. Tu as
passé l'âge des caprices et moi aussi. Je ne céderai pas.
Luz fit la moue.
- Il n'y en a plus que pour Ana maintenant. Avant
de la connaître, tu ne m'aurais jamais parlé sur ce ton.
- Je comprends que tu regrettes le temps où je
faisais tes quatre volontés mais ce temps là est révolu, mets- toi bien cela
dans le crâne. Et puis, ajouta-t- il en désignant Cristobal du menton, il me
semble que tu as trouvé quelqu'un d'autre à tyranniser.
Luz tape du pied. Cristobal protesta mollement.
- Oh tyranniser, c'est un grand mot.
- C'est tout ce que tu trouves à dire ? fulmina-t-
elle.
Puis elle se retourna vers son frère et tenta un
regard qu'elle croyait foudroyant. Mais Gabriel souriait toujours.
- Il faut croire qu'elle t'a ensorcelé. Après
tout, son père est médecin et elle connaît les drogues...
Le sourire de Gabriel disparut aussitôt et son
visage se ferma.
- Écoute-moi bien, Luz. Si jamais tu dis ou tu
fais quoi que ce soit contre Ana, je te jure que tu le regretteras.
Impressionnée par le ton de son frère, Luz
balbutia.
- Mais je ...
- Tais-toi et écoute-moi bien une nouvelle fois.
Tu n'es qu'une enfant gâtée à qui nous avons trop passé ses caprices, sans
doute. Tu jalouses Ana, tu as raison. Elle, elle est douce, bonne et
compatissante. Tu réclames toujours ; elle, elle donne. Tu fais tourner
notre mère en boutique ; elle, elle s'est dévouée à son père et à son
frère.
- Parlons-en. Un gamin insupportable.
- Mais il a
onze ans et toi presque vingt ! Tu pourrais te montrer un peu plus patiente. Il
vient de perdre son père et il est un peu déboussolé. Laisse-lui le temps.
- Moi aussi, j'ai perdu mon père. Je n'en fais pas
toute une histoire.
Gabriel éclata.
- Toi, toi, toi ! Tu ne penses qu'à toi ! Comme si
c'était un sujet intéressant ! Mais, ma petite, si tu n'étais pas ma soeur, je
ne te supporterais pas une minute ! Tu es vaniteuse, égoïste, envieuse. Voir
les autres heureux t'est un vrai supplice parce qu'ils sont heureux sans toi.
Tu t'imagines que le monde entier n'a d'autre fin que de t'être utile ou
agréable. Tu prends des airs de princesse, mais tu n'es qu'une fille de
marchands comme moi. Tu peux toujours te parer comme une chasse et prendre des
airs languides, tu ne tromperas que ceux qui le veulent bien. Alors, fiche moi
la paix et laisse-moi être heureux avec ceux que j'aime !
- Dont je ne fais pas partie, à ce que je vois, répliqua-t-
elle d'un ton pincé.
- C'est toi qui l'as voulu. Maintenant, si tu veux
vraiment un bracelet, choisis- le mais si tu ne veux que dire du mal d'Ana, je
ne te retiens pas.
Luz ouvrit la bouche pour protester, se mordit les
lèvres, tourna les talons et sortit furieusement de la boutique, suivi par son
chevalier servant qui salua furtivement Gabriel et, penaud, rejoignit la jeune
furie. "
Pedro secoua la tête.
- Une vraie... comment dis tu ?
- Peste.
- C'est ça ; une vraie peste.
- Et elle ne s'est pas améliorée. Mais tout cela
n'était que broutilles. La suite est beaucoup plus triste. Une nuit de Noël,
Gabriel est tombé malade. On a fait appel aux plus grands médecins. Ana l'a
soigné de son mieux mais rien à faire. Je la revois encore, ma pauvre petite.
" Elle regardait avec angoisse la porte de la
chambre de Gabriel. Bientôt, en sortirait le médecin. Et alors elle perdrait
tout espoir ou se remettrait à prier. De toute façon, l'avenir était sombre.
Gabriel ne travaillait plus depuis plusieurs mois et les dettes
s'accumulaient. Il ne fallait pas
compter sur Luz et, pour comble de malchance, le seigneur de Montemayor était
absent, chargé de quelque mission en Italie. D'ailleurs, Ana répugnait à demander.
Heureusement, il lui restait la maison du Transito, des économies et surtout
Luis. Même installé à Séville, son frère serait toujours à ses côtés.
Soudain, la porte s'ouvrit et Ana se leva d'un
bond.
- Alors ?
Le visage du médecin était grave.
- Je
voudrais pouvoir vous rassurer, Doña Ana mais ...
- Mais ?
- C'est la fin.
Il vous réclame. Je crois qu'il est temps d'aller chercher un prêtre.
Ana chancela sous le coup. .
- Il n'y a plus aucun espoir ?
- Aucun.
- Combien
de temps encore ?
- Un jour, peut être deux, mais guère plus.
Elle était devenue livide et je crus qu'elle
allait tomber. Mais elle se reprit, respira profondément et entra dans la
chambre. Gabriel était aussi blanc que son drap et, en le voyant, il eut un
petit sourire triste.
- Le médecin n'a aucun espoir, n'est-ce pas ? Je
l'ai bien vu à son air.
Ana voulut parler mais ne sut qu'éclater en
sanglots. Je voulais la laisser seule avec
lui mais je l'observais par la porte ouverte.
- Je t'en prie, Ana, ne pleure pas. C'est déjà assez
pénible de mourir. Si en plus, je dois te voir pleurer...
La jeune femme retint ses sanglots, respira à
petits coups et réussit à sourire. Elle s'assit prés de son mari et lui prit la
main.
- J'aurai bien voulu voir grandir Fadrique,
soupira le mourant. Mais promets-moi que tu en feras un homme digne de ce nom,
loyal et fidèle.
Ana hocha la tête en s'essuyant les yeux.
- Et puis promets moi aussi de ne pas trop
pleurer. Du haut du ciel, je veux te voir rire et chanter. Tu as un si joli
rire.
Il se tut un instant.
- Ana, tu as été tout mon bonheur sur cette terre.
Je veux emporter de toi une image souriante. Fais-moi plaisir. Chante-moi l'Ave
Maria. Tu sais, sur la musique de Noël dernier.
Bientôt, le chant sacré envahit la pièce, porté
par une voix si pure et si limpide qu'elle semblait source où rafraîchir son
âme. Le visage du mourant se détendit et l'angoisse disparut de ses yeux. Quand
le chant fut terminé, il se signa gravement, imité par sa femme. A ce moment,
on frappa à la porte. Don Esteban,
appelé par Doña Catalina était arrivé. Gabriel se confessa, reçut les derniers
sacrements, dit adieu aux siens et mourut pieusement aux premières lueurs de
l'aube.
Le chagrin d'Ana fut immense mais peu à peu
tempéré par la bonté de Doña Catalina et la tendresse de son petit frère qui,
privé d'influence masculine, avait reporté tout son amour sur sa soeur et son
neveu. Seule Luz triomphait secrètement. Elle avait sincèrement pleuré son
frère mais elle était bien trop égoïste pour que son chagrin durât longtemps.
Gabriel avait toujours pris la défense d'Ana et Luz leur en avait voulu à tous
les deux. Maintenant, elle pouvait donner libre cours à sa rancune et
n'épargnait pas à sa belle soeur sarcasmes et insinuations perfides. Doña
Catalina en souffrait mais Ana n'en avait cure car tous ses soins allaient
désormais à son fils. C'était un bel enfant que le petit Fadrique, frais et
rose, gazouillant du matin jusqu'au soir et prodiguant ses sourires d'angelot à
toute la famille. Mais, sa mère exceptée, son préféré était Miguel, qui s'était
pris de passion pour lui. Il avait de nombreux projets pour son neveu et
attendait impatiemment qu'il soit en âge de courir dans les rues avec lui, de jouer
aux canes ou d'écouter les interminables légendes des veillées. C'est pourquoi,
quand l'enfant tomba malade, nous fûmes tous plongés dans l'inquiétude. Ana fit
appel à toute sa science, demanda l'aide des médecins les plus fameux. Mais en
vain. Cinq mois après son père, l'enfant mourut. Cette fois, le chagrin d'Ana fut tel qu'on
craignit pour sa raison. Elle refusait de se lever, de s'habiller, de se nourrir.
J'avais les plus grandes peines du monde à éviter qu'elle se néglige de trop.
Et les perfidies de Luz n'arrangeaient rien. Pendant qu’Ana, prisonnière de son
désespoir, restait toute la journée dans sa chambre, des disputes incessantes
éclataient à tout bout de champ entre Luz, Doña Catalina et Miguel. Bouleversé
par la mort de son petit neveu, peu à peu coupé de ses racines et de tous ceux
qu'il aimait, ce gamin devenait un véritable écorché vif, instable et
turbulent. C'est à table qu'éclataient le plus souvent les conflits. J'arrivais
souvent en retard au dîner car Ana était toujours réticente à manger.
- Alors ? demanda Miguel.
- J'ai réussi à lui faire avaler un bol de soupe
chaude, mais elle est si maigre que c'est une pitié.
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