A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

A SUIVRE     Le  Voyage à l\'envers

CHAPITRE 94 L’aveu

CHAPITRE 94 L’aveu

   Les bords du Tage sont déserts et Pedro regarde sans le voir le fleuve qui clapote à ses pieds.  Bien à l’abri dans l’ombre des arbres séculaires, il enfouit sa tête dans ses genoux repliés et gémit. Sans aucun doute, tous les rochers de Castille pèsent sur son cœur et il respire à grand peine. Puis il redresse la tête et fixe ardemment la lune et les étoiles qui apparaissent doucement dans le ciel limpide.  « Un peu de force, juste un peu de force… murmure-t- il, accablé.  La force de risquer sa haine…. Et d’éteindre son sourire…Je me croyais moins lâche… Cuauhtemoc mon ami, donne moi ta fermeté et prie les dieux de m’assister » Les nuages qui obscurcissaient la lune s’écartent et soudain et il sourit à l’astre ; « Toi qui vois tout, Grande Mère, force de vie, mère des nuages, des fleurs et des eaux ,soutiens-moi. Toi qui donnes la vie et la force à tout ce qui vit et respire sur Terre, fais -moi tenir debout, que je ne dévie pas de la route droite.  Je veux m’ouvrir le cœur, fais que ma main ne tremble pas car je sens que je me brise… »                                                                                                                                    

Les flots argentés bercent sa peine et il s’allonge sur la terre odorante au milieu des parfums de la nuit. Peu à peu il s’apaise et décide de prendre le chemin du retour… Il marche lentement vers la rue st Jean des Rois, les mains dans les poches, tête basse. C’est presque à regret qu’il aperçoit la lourde porte de chêne sculpté. Mais il ne pouvait pas, il ne voulait pas fuir Ana sans cesse. Sa seule présence lui procurait ce plaisir empoisonné qui le torturait depuis plusieurs jours. Il avait assez tâté de la solitude... Au moins la vérité, au moins qu’elle sache. Qu’elle sache...cette écharde dans sa conscience s’envenimait jour après jour : il était tant de l’arracher, il était temps de troquer une douleur contre une autre. Il soupire profondément, hésite un instant et finit par pousser la porte. Mais la maison est étrangement calme. Il tend l’oreille mais non, rien, il n’entend rien. Ni les bavardages de Domingo, ni les gronderies de Carmen, pas même le timbre flûté de Mariana ou les plaintes habituelles d’Isabel. Soudain un bruit fracassant le fait sursauter :

- Zut, zut et rezut !

Enfin, une voix familière : Ana, et elle semble bien ennuyée.  Il se précipite. La jeune femme tente de rassembler les morceaux d’un gros plat de terre cuite.  A son arrivée, elle lève les yeux et sourit.

- Moi qui voulais préparer une jolie table, c’est plutôt raté, non ? demande -t- elle avec humour.

Il s’agenouille à côté d’elle et commence lui aussi à ramasser les morceaux de poterie.

- Une jolie table ? Toi ? Mais où sont les autres ?

- Carmen et Mariana ont emmené Domingo à une petite fête familiale. Je devais y aller aussi mais Isabel est un peu souffrante, alors je préfère rester avec elle. Elle se repose dans sa chambre mais on ne sait jamais.  Demain il n’y paraîtra plus mais elle peut avoir besoin de moi.   Alors, j’en ai profité pour mettre la table dans le patio : la table est juste assez grande pour deux et le temps est tellement doux...

Pedro suspend un instant ses gestes et lui jette un regard furtif mais elle semble absorbée par sa tâche, même si ses mains tremblent un peu. Enfin, tout est ramassé et balayé dans un coin.  Ana prend alors les assiettes et les couverts posés sur un banc et les dispose sur la table. A son tour Pedro saisit les verres et les installe sans mot dire. La nuit est tout à fait tombée maintenant et Ana allume de grosses torches piquées dans des jarres de terre cuite. Songeur, Pedro contemple les reflets des flammes qui dansent sur le visage de la jeune femme, la parant d’un éclat nouveau. Ses gestes sont légers, gracieux comme un menuet d’oiseaux.  De petites gouttes de sueur perlent sur sa gorge et il détourne prestement le regard, troublé.  Ana pose une corbeille de pain sur la table et demande :

- Tu as des nouvelles de Manuel ?

Pedro réussit à se reprendre.

- Rien de neuf. Ils ont entrepris de fouiller à nouveau les villages mais rien depuis une semaine.

- Il a encore six mois devant lui. Je suis sûre qu’il réussira. Pour Juana, il est capable de tous les miracles, affirme-t- elle avec conviction.

Un temps. Il la regarde intensément.

- Tu crois, toi, que l’amour peut tout vaincre ? demande -t- il de sa voix rauque.

Elle soutient son regard sans ciller.

- Je crois qu’il révèle le meilleur de nous. A partir de là, tout est possible.

- Tout est possible... murmure-t- il

Soudain elle renifle deux ou trois fois et s’écrie :

- Mon omelette !

Décontenancé, il la regarde se précipiter vers la cuisine. Pendant qu’elle répare les dégâts, qui ne sont pas bien grands, il marche de long en large dans le patio, écartant nerveusement du pied quelques cailloux.  Enfin elle revient, portant avec précaution un grand plat avec une omelette dorée à point.

- C’est prêt, annonce -t- elle avant de servir de généreuses portions.

Pedro sourit et attaque sa part.

- C’est quand même bon ? interroge-t- elle avec anxiété.

- Excellent.

- Pourtant, ça a un peu attaché.

- Ah c’est ça, ce petit goût fumé ? Je croyais que c’était voulu !

Elle éclate de rire, un rire frais, léger qui dissipe les derniers soucis de l’indien. Tant pis, il se laisse prendre à la magie de l’instant.  Dans le patio tiède tout embaumé des innombrables parfums du jardin, bercé par les trilles des oiseaux et le chant de la fontaine, il contemple la jeune femme avec attendrissement.  Un peu troublée, elle assure d’un ton faussement désinvolte.

- Je n’ai vraiment pas de chance, mon mari ne s’est jamais plaint de ma cuisine.

- Oh je crois que je ne m’en plaindrai pas non plus.

Interloquée, elle le regarde fixement.

- Enfin, je veux dire... si tu faisais la cuisine plus souvent ...

Elle hoche la tête.

- Je... je vais chercher les fruits, déclare-t- elle en se levant précipitamment.

Peu de temps après elle pose sur la petite table une pleine assiettée de fruits mûrs. Mais il leur accorde à peine un regard. De plus en plus troublée, Ana promène le regard sur le jardin aux formes estompées et déclare doucement.

- Comme tout est différent, la nuit, soupire-t- elle.  Tout est si calme, si paisible.

Un temps. Elle respire à fond et déclare doucement

- Tout s’apaise, tout est possible.

Pedro s’est approché d’elle. Il lui prend la main. Elle la lui laisse.

- Tout est possible ? répète-t- il presque timidement.

Il l’attire contre lui.

- Tout, répond elle en mettant la tête sur son épaule.

Ils restent un instant sans bouger. Il a passé son bras autour de ses épaules et elle se blottit contre lui. Enfin, elle tourne son visage vers lui et sourit. Ils se regardent un instant sans mot dire puis il la couvre de baisers passionnés auxquels elle s’abandonne sans réserves. Tout à coup, avec la même violence, il s’écarte d’elle et se lève d’un bond.

- Nous sommes fous. C’est impossible.

- Pourquoi ? Parc e que je suis espagnole et toi indien ?

- Ne dis pas n’importe quoi.

- Parce que je suis censée être la maîtresse et toi l’esclave ?

- Ce serait déjà plus sérieux, surtout pour les autres. Mais, en nous cachant bien...

- Alors ? Et ne me parle surtout pas de morale ni de convenances !

- Tu me prends pour Isabel ? Non, c’est beaucoup plus grave.

Elle se lève et veut s’approcher de lui.

- Non, s’il te plaît, reste sur le banc. Si tu viens prés de moi, je n’aurai jamais le courage de parler et il faut que je parle.

- Tu ne m’aimes pas ?

Il la regarde avec tendresse ;

 - Oh si je t’aime. Je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai jamais plus. C’est toi que j’ai toujours espérée, toujours attendue.

- Mais tu vas me mépriser, me détester. Et ne dis pas le contraire, écoute moi.

Il fixe le sol un instant, respire avec difficulté et commence d’une voix sourde.

- Tu crois que don José m’a placé chez toi pour assurer ta sécurité. Moi aussi je l’ai cru au début. Mais il m’a vite informé de ma vraie mission. je devais t’espionner, guetter tes moindres faits et gestes, recueillir toutes tes paroles, même les plus insignifiantes. Il fallait que je lui rapporte tout car il espérait glaner de quoi faire pression sur toi afin de te soumettre à ses désirs.

Il relève les yeux mais Ana demeure plus immobile qu’une statue. Il continue.

- J’ai fait mes rapports bien consciencieusement. Je pourrais te dire que je n’avais pas le choix mais je ne veux pas mentir, ni à toi, ni à moi : au début, ça m’était égal. C’est vrai, je ne savais pas trop ce que cela impliquait mais au fond, je m’en moquais. Je le haïssais tellement et tu étais toujours si prévenante pour lui... Je ne pouvais pas savoir...

Nouveau coup d’oeil. Toujours la même immobilité.

- Petit à petit, je t’ai regardée vivre et j’ai changé d’avis.

Il a un pauvre sourire.

- Tu n’es pas facile à haïr, mon amour. De jour en jour, mon admiration pour toi croissait. Mes rapports étaient toujours fidèles mais je gommais ce qui, de près ou de loin, aurait pu servir à Don José. Ce n’était pas très difficile : tu n’avais vraiment rien à te reprocher. Je ne savais pas encore que je t’aimais. Je croyais que ma haine envers Don José était due uniquement à l’attaque du village. Mais au fond, j’étais jaloux. Terriblement jaloux de l’homme que je haïssais et méprisais le plus au monde. Le pire, c’est qu’il m’arrivait de l’envier. Certains jours, j’aurais tout donné pour être pendant une heure un seigneur espagnol et avoir le droit de te faire la cour sans que personne y trouve à redire. Envier son pire ennemi, c’est une situation parfaitement épouvantable, je t’assure.

Il se tait un instant. Il est en sueur et tremble. Puis il reprend.

- Et puis, un après midi, je suis tombé sur un bûcher. Je ne savais pas ce que c’était : chez nous, on ne brûle que les morts. Un passant m’a renseigné et m’a même expliqué les crimes de la condamnée. C’était une judaïsante endurcie et on l’avait su par un de ses serviteurs. Il m’a alors indiqué toutes les preuves retenues contre elle : pas de fumée le samedi, etc. Exactement ce que Don José m'avait demandé de rechercher chez toi. Pour couronner le tout, on m’a expliqué que, comme elle était très endurcie dans le pêché, on avait dû avoir recours à la torture. Là, ils se sont mis à plusieurs pour me renseigner et j’en ai entendu plus que je ne voulais. J’étais fasciné par le spectacle : je croyais te voir à sa place. Tu criais, tu pleurais, tu m’accusais. Soudain, au milieu de ces cris épouvantables, de cette fumée âcre et de cette odeur écœurante de chair brûlée, j’ai vu clair. Ma bassesse m’apparaissait dans toute son horreur. J’étais devenu l’égal en infamie de Don José et de Ramon. Pire encore car je n’avais même pas l’excuse de la guerre et de sa fureur. D’ailleurs, je ne voulais pas d’excuse : j’étais un misérable traître qui perdrait peut-être une innocente qui ne lui avait fait que du bien. Je n’avais pas cherché à savoir, j’avais refusé de comprendre. J’avais l’impression de devenir fou. Sur le bûcher, la malheureuse hurlait de plus belle et me tordait le cœur : si jamais, il t’arrivait quelque chose, je ne le supporterai pas. encore moins si c’était de ma faute. Je me suis éloigné quand même mais j’avais l’air tellement égaré que quelqu’un m’a emmené boire un verre. Et là, je me suis saoulé.

- Tu t’es saoulé !

Elle a quitté son air impassible, stupéfaite.

- Incroyable, non ? Après ma belle tempérance, je me suis saoulé. Et méchamment. J’ai dû faire un vacarme épouvantable. Je ne me contrôlais plus. J‘étais devenu un pantin ridicule qui amusait la galerie. Évidemment, tous me poussaient à boire, j’en étais conscient. Mais, au fond de cette déchéance, je retrouvais ma vérité : puisque j’étais tombé si bas, autant ressembler à ce que j’étais vraiment. Que pouvait m’importer l’estime des autres puisque j’avais perdu la mienne ? Je ne voulais plus de mensonge. Je préférai être le dernier des ivrognes, le pire des misérables, que de continuer à jouer la comédie. Tes regards, tes sourires me torturaient... A moins, si tu étais témoin de ma déchéance, tu perdrais toute estime et je n’aurai plus d’espoir. Cesser d’espérer, c’est-cesser de souffrir. Je voulais la nuit la plus noire pour m’y engouffrer et disparaître. Je crois que j’espérai que ce vin m’empoisonnerait car je n’avais même plus le courage de mourir. Heureusement, Giacomo m’avait repéré et il a prévenu Manuel qui est venu me chercher. J’étais tellement ivre que je ne pouvais plus mettre un pied devant l’autre. Il m’a soigné plutôt ... énergiquement et j’ai vomi tripes et boyaux. J’ai été malade à crever et il s’est occupé de moi. Je lui ai tout avoué. C’est-cette nuit là que je ne suis pas rentré. Je sais qu’il -t-’a fait prévenir mais il n’a rien dit.  Cette nuit là, j’ai su que je t’aimai. J’ai su aussi que rien n’était possible entre nous et que tu me haïrais quand tu saurais. Mais je ne veux pas d’un mensonge de plus. Aussi bizarre et même comique que cela puisse te paraître, j’aime les situations claires, même si elles me désespèrent.

Ana s’approche de lui.

- Tu as fini ?

Sa voix est si douce qu’il se sent touché jusqu’au cœur. Il hoche la tête. Elle pose sa main sur le bras du jeune homme.

- Je comprends combien cet aveu a dû te coûter.

Il détourne le regard.

- Je n’ai qu’un mot à te dire, ajoute-t- elle. Merci.

- Pas d’ironie, je -t-’en supplie, murmure -t- il, insulte moi, frappe moi si tu veux mais ne sois pas si cruelle.

Elle répète.

- Merci. Et je suis sincère. Je te remercie d’avoir eu le courage de tout me dire. C’est la plus belle preuve d’amour que tu pouvais me donner.

Elle le regarde bien en face : il pose sur elle un regard stupéfait.

- Il aurait été simple de ne rien dire. Tu aurais pu te contenter d’aimer et d’être aimé. Car je t’aime, assure-t- elle gravement. Mais tu as préféré tout dire au risque de tout perdre. Et tu as eu raison. Si tu t’étais tu, je ne te l’aurai jamais pardonné.

Elle lui sourit.

- Il y a longtemps que j’attends cet aveu. Depuis que je sais que je t’aime.

Il se trouble et balbutie.

- Mais alors, tu savais...

Elle sourit encore.

- Je l’ai toujours su. Sans vouloir te vexer, jamais rien de bon ne m’est arrivé de chez Don José et je ne crois pas trop à sa grandeur d’âme. Et puis, cet intérêt subit pour ma sécurité, ces bandits si bien renseignés, cette embuscade si opportune... Je ne mets aucunement ton courage en doute mais ils ont détalé bien vite. Après cela, le moyen de refuser un garde du corps. ..Je savais exactement à quoi m’en tenir à ton sujet et ce depuis le premier jour.

- Et tu n’as rien dit, tu n’as rien fait ?

- Si. J’ai fait attention. J’ai surveillé mes paroles et mes gestes. C’est épuisant mais je ne voulais prendre aucun risque. Et puis nous t’avons épié à tour de rôle en essayant de ne pas te laisser seul dans la maison. Savions-nous si tu ne tenterais pas de dissimuler des papiers ou des objets compromettants.

- Si je comprends bien, soupire Pedro, je me croyais chasseur et j’étais gibier.

- A bon chat, bon rat, dit le proverbe. De cette manière, je conservai une longueur d’avance.

- Tu es redoutable...

- Tu sais, à force d’être menacée, on acquiert un sixième sens et aussi un certain sens de la stratégie. Règle numéro un : l’ennemi est perdu quand il croit avoir compris.

- Et tu restais calme et souriante. Et tu te  montrais gaie  et indulgente. C’était aussi de la comédie ?

- Navrée de te décevoir. Si j’avais de bonnes raisons de me méfier de toi, je n’en avais aucune de changer d’attitude. Je n’allai tout de même pas me déshonorer en adoptant les méthodes de Don José !

Sa voix s’est faite coupante.

- Tu aurais pu.

- Pour que tu me haïsses encore davantage ? Riche idée en vérité. Non. J’avais un autre plan en tête. Si je ne pouvais t’empêcher de nuire, je pouvais au moins t’en ôter l’envie. Chez Don José, ta conscience était à l’aise : il était le méchant, tu pouvais le haïr tout ton saoul et tramer contre lui les machinations les plus noires. Je voulais voir s’il en serait de même avec une femme innocente, sans défense et qui ne t’avais rien fait.

 - Puissamment raisonné.

- Que veux-tu, on ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

- Encore un proverbe !

- Hé ! C’est Isabel qui m’a élevée et elle les adore. Mais mon plan pouvait comporter une faille. 

- Je serai curieux de savoir laquelle.

//

27/04/2009
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 3 autres membres