A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 91 le bûcher

CHAPITRE 91 le bûcher

La hache siffle et s’abat sur les bûches bien sèches qu’elle fend d’un seul coup. Pedro repose la hache, met une nouvelle bûche sur le billot et continue son travail. Les bûches ainsi préparées forment un tas impressionnant à côté de lui.  Soudain, Pedro s’arrête : Domingo vient vers lui. Le jeune garçon jette un regard admiratif au tas de bois.

              - Dis donc, on n’aura pas froid, cet hiver. Mais fais attention tout de même. Inutile d’en faire trop.

Pedro hausse les épaules.

              - Tu veux quelque chose ?  demande-t- il un peu brusquement.

              - Oui, te parler. Tu peux arrêter. Il est parti.

              - Qui ça ?

              - Don José, évidemment. Ne fais pas l’innocent. Son arrivée a coïncidé avec ta brusque peur de manquer de combustible.

Pedro prend une dernière bûche et la fend d’un coup sec.

              - Note, vaut mieux que tu éclates des bûches que sa tête. Tu risques moins.

              - J’attendrai de ne rien risquer pour avoir sa peau.

Domingo se met à rire.

              - Ca, c’est franc et loyal. Toi, au moins, on ne peut pas dire que tu caches tes sentiments.

Pedro jette sa hache et s’essuie le front.

              - Tu as raison, ça suffit.

Domingo le regarde avec curiosité.

              - Ca ne va pas ? Tu as l’air bizarre.

Pedro secoue la tête.

               - Ne dis pas n’importe quoi.

              - Oh moi, ce que j’en disais... C’est une impression, c’est tout.

              - Et bien, tu te trompes.

              - Décidément, tu es gracieux, aujourd’hui.

Domingo tourne les talons et s’en retourne vers la maison. Pedro le suit un instant des yeux et revient à ses bûches. Il semble étonné en voyant le gros tas de bois. Il secoue la tête et remet sa chemise.   Songeur, il remonte lui aussi vers la maison.  Il monte les quelques marches et jette un regard prudent dans le patio. Mais l’endroit est désert. Quand il passe prés de la salle basse dont la porte est entrouverte, il perçoit quelques mots. Reconnaissant la voix d’Ana, il s’arrête.

              - Tu savais toi, Isabel, que Pedro était un fidèle client des étuves ? Il adore les bains, paraît-il. Il faudrait remonter la grande barrique de bois. Comme ça, il pourra en prendre ici aussi.

   Pedro enfonce un peu plus ses mains dans ses poches, se dirige lentement vers l’entrée et sort dans la rue.  Machinalement, il emprunte la rue saint Jean des Rois puis celle de Santo Tomé. Il s’intéresse à peine au spectacle de la rue. Dans un renfoncement, il aperçoit un jeune homme bien enfoncé dans l’ombre qui regarde fixement une fenêtre. Instinctivement, il lève les yeux vers la fenêtre. Elle s’ouvre presque aussitôt et une jeune fille vive et brune décoche un sourire éclatant au jeune homme en même temps qu’elle lance une fleur dans la rue. Le jeune homme se précipite et ramasse la fleur avec plus d’empressement que s’il s’agissait du trésor de Golconde. Pedro leur lance un regard sombre et poursuit sa route. Sans s’en rendre compte, il a remonté toute la rue du Commerce et arrive sur le Zocodover. Il y a vraiment foule aujourd’hui et les clameurs lui font lever la tête. Un attroupement s’est formé et il s’approche. La foule lui masque le centre de la place et il ne voit rien. Il sent seulement une odeur résineuse de pin et de mélèze mêlé à une écœurante odeur de chair grillée. Il a réussi à s’approcher et découvre l’objet de tant d’attention. De longs jets de flammes s’élèvent du bûcher en gerbes rougeâtres enveloppées dans des torrents de fumée épaisse et nauséabonde.  L’oeil morne, Pedro contemple un instant le spectacle. Tout à coup il sursaute : des cris horribles et prolongés, des râles, des soupirs plaintifs montent des flammes.

              - Qu’est-ce que qu’on entend ? demande -t- il à un spectateur voisin.

              - C’est la fille, explique l’homme   RufinaRufina. Elle a refusé d’abjurer.

               -  Rufina? Abjurer ? Je ne comprends pas.

L’homme lui jette un regard étonné puis le reconnaît.

               - C’est une judaïsante.

Devant le regard interrogatif de Pedro, il explique.

              - Elle prétendait être chrétienne mais en vérité elle continuait ses pratiques juives. Elle mentait, quoi !  Elle abusait tout le monde depuis des années ; elle a bien mérité qu’on la brûle vive !

              - Vive ?  On la brûle vivante ?

              - Mais d’où tu sors, toi ? Tu connais vraiment rien à rien. Bien sûr, vivante. Si elle avait accepté d’abjurer sa foi, on l’aurait étranglée avant de mettre le feu mais elle a refusé, je te dis.  Tu vois pas sa mitre ? Les flammes sont dessinées montantes pour dire qu’elle sera brûlée vive.

Devant la mine effarée de Pedro, il demande.

              - t’as jamais vu ça ? Y en a pas chez toi ?

              - Chez moi, on ne brûle que les morts... répond l’indien d’une voix rauque.

De temps à autre, on entend la voix des prêtres récitant le De Profundis ou le Miserere.

              - Elle s’appelait Rufina, tu dis ?

              - Oui, Rufina ; elle était servante d’auberge. Une belle fille, ça oui et toujours souriante. Qui aurait pu croire que c’était un suppôt de Satan ? Elle cachait bien son jeu.

              -  Si elle se cachait si bien, comment a- -t- on su ?

L’homme sourit.

              - Heureusement, il y a des signes qui ne trompent pas.  Tiens, le vendredi soir, elle changeait de chemise, elle mettait des nappes blanches sur les tables et des draps propres au lit pour n’avoir rien à faire pendant le sabbat.  Le Samedi, on ne voyait jamais de fumée sortir de sa cheminée. Quand elle préparait la viande, elle la plongeait dans l’eau pour la vider de son sang et elle retirait le nerf de la patte du mouton. Et puis elle se coupait les ongles et les pointes des cheveux en disant des prières mosaïques.  Et on l’a vue manger par terre, prés des portes, du poisson et des olives.

   Soudain, Pedro se sent mal et une sueur froide coule dans son dos : exactement ce que Don José lui a demandé de surveiller chez Ana.  Les cris de la malheureuse lui parviennent. Il se passe une main sur le front et ne songe plus qu’à fuir. Mais son voisin ne le lâche pas et lui donne de nouveaux détails.

              - Remarque bien, ils ont de quoi la faire parler, heureusement.  La torture, ça délie les langues !

              - Torture ? C’est quoi, torture ?

L’homme soupire le regarde un instant et lui écrase violemment le pied.

               - Ca va pas, la tête ? proteste vivement Pedro.

              - Tu veux que je recommence ?

              - Évidemment non, imbécile !

             - Et bien c’est ça la torture : ou tu parles et tu dis ce qu’on te demande ou bien la douleur recommence et ne s’arrête plus. Sauf si tu parles, évidemment.  Compris ?

Pedro hoche la tête, ébahi.

-  Y a pas ça chez toi ?

L’indien ne répond pas et l’homme grommelle :

- Décidément, vous connaissez rien à rien.  Enfin...si tu veux encore des explications, y a qu’à demander. Le principe c’est de faire parler ceux qui n’y sont pas portés naturellement.

Pedro secoue la tête.

              - Non merci.

Mais l’autre ne l’a pas écouté et expose en détail les tortures courantes. Fasciné, Pedro l’écoute en ouvrant de grands yeux, puis les mots se mélangent, les images se brouillent et il s’éloigne à toutes jambes. L’homme le regarde un instant, hausse les épaules et revient au spectacle.  Pedro s’engouffre dans la rue des Armes et s’adosse à un mur, ruisselant de sueur. 

- Ben dis donc, t’as pas l’air en forme.

Pedro relève les yeux : un quidam un brin éméché le regarde avec un semblant de compassion.

- Allez viens, je t’offre un verre. t’as l’air d’en avoir rudement besoin.

Pedro se laisse faire sans résistance et bientôt il se trouve dans une auberge inconnue en train d’avaler gobelet de vin sur gobelet. Ses idées, déjà pas très nettes, s’embrouillent définitivement.

 

                   Pendant ce temps, Giacomo traîne dans les rues, désespérant de vendre son eau, Désabusé, il jette un oeil dans une taverne d’où proviennent cris et rires. Tout à coup il s’arrête net, avale sa salive et écarquille les yeux. Debout sur une table, un verre à la main, Pedro semble parti dans de grands discours.

-  Un jour, il faudra bien qu’on me le rende, le royaume de mon grand père !

- Bien sûr, t’inquiète pas, on -t-’aidera si tu veux, approuvent les buveurs en lui versant un nouveau verre.

Giacomo secoue la tête, respire à fond, confie son âne à un palefrenier de l’auberge et court à perdre haleine vers l’auberge d’Anita.  Des yeux, il parcourt la salle et repère enfin Manuel, occupé à jouer aux cartes.

- Manuel, Manuel, viens vite, c’est urgent.

- Laisse-moi, je suis entrain de gagner.

- Il faut absolument que tu viennes, Pedro est saoul comme une bourrique.

Manuel pose précipitamment ses cartes.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- Pedro est saoul comme une bourrique, je te dis.

- Impossible, il ne boit que du lait.

- Du lait de vigne, alors ! Il s‘est drôlement rattrapé.  Il raconte n’importe quoi et tout le monde le pousse à boire.

Manuel se lève.

- Hernando, joue à ma place ; on partagera plus tard.  Giacomo, conduis moi.

Bientôt ils arrivent dans l’auberge où Pedro se donne en spectacle. Sans hésiter, Manuel se dirige vers le groupe.

  - Viens avec moi, Pedro, on s’en va.

- S’en va ? répète l’indien d’une voix pâteuse, pourquoi s’en va ?

- Je t’expliquerai quand tu seras en état de comprendre, grommelle le bretteur.

Un des buveurs tente de s’interposer.

- Pourquoi tu veux l’emmener ? Il est bien avec nous.

Manuel lui lance un regard flamboyant.

- Très bien, en effet. C’est flagrant. Bande d’imbéciles ! Vous trouvez ça drôle de le faire boire ?

- Très drôle. Si tu savais ce qu’il raconte quand il a bu ! Ca vaut le détour.

    Manuel hausse les épaules, résigné.

- Vous êtes vraiment trop stupides. Maintenant je l’emmène.

- Tu l’emmènes ?

- Je l’emmène.

La voix du jeune homme est devenue glaciale.

-  Quelqu’un a une objection à faire ? Non ? Très bien.

Il se penche vers l’indien, et le jette sur ses épaules comme un fardeau.  Puis, à la première fontaine venue, il le balance à l’eau.  Pedro crache, souffle, s’ébroue et s’assoit dans l’eau.

- Qu’est-ce qui se passe ? Il pleut ?

 - Oui, il pleut. Il pleut des bouteilles de vin. Et tu étais sous l’averse.

   Pedro recrache encore un peu d’eau.

- Qu’est-ce que tu racontes ? Qu’est-ce que je fais ici ?

-  Mille pardons mais c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour te dessaouler.

Pedro sort précautionneusement de la fontaine, éternue et tente de rassembler ses idées.

-  Me dessaouler ? Ah oui, je me souviens, le bûcher, l’auberge.

  Tout à coup à coup, il a un haut le corps et vomit tripes et boyaux.

- Je voudrais mourir, gémit il.

- T’auras pas cette chance, assène Manuel.

Nouvel haut le corps. Manuel attend patiemment son ami.

- Quand tu n’auras plus rien dans l’estomac, je pourrais te soigner.

Enfin, Pedro s’affale dans la rue, effondré.

- Je comprends pourquoi l’alcool est interdit chez nous, sauf les jours de fête, gémit encore l’indien.

 Manuel le prend sous les aisselles et l’aide à monter chez lui.  Puis il ouvre le lit, couche l’indien, attrape Les aventures d’Amadis de Gaules et surveille le dormeur.  Quelques heures après, Pedro se réveille, ouvre les yeux, porte la main à sa mâchoire et grimace.

- Avec tout ce que tu as ingurgité, tu vas en tenir une bonne, le prévient Manuel.

-  J’ai un de ces mal de tête, gémit Pedro.

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23/04/2009
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