CHAPITRE 8 Les merveilles du Nouveau Monde
CHAPITRE 8 Les merveilles du Nouveau Monde
Les rues
retentissent encore de clameurs quand don José fait son entrée au palais où
l'attendent les rois et la cour. Les
serviteurs se sont massés dans le patio, avides de contempler le cortège
splendide et barbare. Les austères pierres castillanes regardent avec
étonnement passer les oiseaux exotiques, les fleurs inconnues, les bêtes
sauvages et effrayantes, les Indiens resplendissants dont le costume
multicolore contraste singulièrement avec l’austère blancheur des murs passés à
la chaux. Dans la lumière d'avril, les bijoux flamboient et des éclats
aveuglants annoncent l'arrivée des conquérants. Nimbés de gloire et de soleil, don
José de Mendoza y Bocanegra, don Martin de Bocanegra y Bazan, son cousin, et Enrique
Gelmirez y Andrade, natif de Galice, bombent orgueilleusement le torse et
portent haut le front. Derrière eux, gages
et témoins de leur triomphe, compagnons, serviteurs, Indiens, apportent tous
les trésors des Indes aux souverains.
Les trois hommes ploient le genou devant le monarque le plus puissant du
monde. L'humeur de Charles-Quint est bonne et il accueille les explorateurs
avec bienveillance. D'un geste de la main, il leur fait signe de se relever et
se prépare à les écouter attentivement. Don
José prend alors la parole.
- « Majestés, Très Hauts et Très
Puissants Princes, Monseigneur, la Sainte Trinité qui a conduit l'Espagne en
cette entreprise des Indes a bien voulu guider nos pas. Brûlant de servir Vos
Majestés et d'amener les indigènes à notre Sainte Foi, nous quittâmes enfin
Hispaniola. Dieu nous donna bon vent et nous atteignîmes sans encombre la Terre
Ferme. Nous décidâmes de longer la côte car nous désirions entrer en contact
avec les indigènes, pour faire du troc. Nous trouvâmes un bon port et je donnai
l'ordre de mouiller. Nous étions à peine arrivés sur la plage que nous vîmes
venir à nous une dizaine d'Indiens complètement nus, point noirs, mais clairs
de peau, les plus beaux et les mieux tournés qu'on ait vus. Après bien des
efforts et bien des difficultés, nous réussîmes à leur inspirer confiance et
ils s'approchèrent. Ils furent émerveillés par les tissus rouges, les
clochettes et les miroirs que nous leur donnions. En échange ils nous offrirent
de magnifiques perroquets et des parures de perles et d'or. » A ces mots,
quelques marins apportent de superbes perroquets sur des perchoirs. D'autres
étalent devant les souverains éblouis de somptueux colliers de perles. D'autres
enfin alignent les lingots d'or. Les cris d'admiration fusent mais don José
poursuit. « Nous dépassâmes l’île de Trinidad et nous décidâmes de continuer
l’exploration vers le sud. Nous
dépassâmes aussi la terre de Grâce. La mer mugissait autour de nous.
Nous continuâmes ainsi sur de longs miles sans rencontrer âme qui vive. Les
plages et les forêts se succédaient sans discontinuer de sorte que nous avions
l’impression que le voyage n’en finirait jamais. Enfin, désespérant de
rencontrer des êtres humains et craignant de manquer de vivres et d’eau douce,
nous décidâmes de faire demi-tour. Le courant était si fort que, malgré un vent
faible, nous avançâmes très rapidement. Tout à coup, nous entendîmes un
mugissement si affreux que nous nous crûmes aux bouches de l’Enfer. Les eaux
couraient avec autant d’impétuosité que le Guadalquivir en crue et il nous sembla
pour tout de bon que nous ne pouvions ni avancer ni reculer. Soudain, la mer se
leva et une lame plus haute que la mer s’abattit derrière nous. Le fracas était
épouvantable et nous crûmes plusieurs fois périr écrasés contre les rochers ou
fracassés par les lames. Nous recommandâmes notre âme à Dieu qui, dans sa
grande bonté, permit que nous
échappions à ce péril infernal. Une fois cette bouche passée, nous trouvâmes
plus de tranquillité. Nous savions par les récits de l’Amiral que l’eau de mer
était douce sur plus de vingt lieues. »
- Mais comment expliquez-vous cela, Monsieur
? demande le roi, ébahi.
- Et bien, Majesté, nous étions tout
prêts de ce fleuve que nous avons exploré ensuite. Il est si puissant et répand
tant d’eau qu’il s’avance très avant dans la mer.
Murmures
d’étonnement dans la salle.
- Ce fleuve est donc si puissant ?
s’étonne la reine.
« - Il est si grand, Majesté, que d’une rive
on ne voit pas l’autre, tout parsemé d’îles et divisé en tant de canaux
naturels qu’il est difficile d’en reconnaître le cours principal. Pendant plusieurs
mois, nous nous égarâmes dans des marécages infestés de crocodiles et de
sangsues. Que de fois nous crûmes avoir trouvé un passage qui se révéla sans
issue ! Nous avancions très lentement de peur de nous échouer sur les hauts-
fonds. Les fièvres et les insectes nous tourmentaient cruellement. La mouche
borochuda est une des pires : sa piqûre fait saigner immédiatement et sa cloque
sanglante dure des semaines. La mouche à viande attaqua certains de mes hommes
: elle dépose ses œufs dans les vêtements humides. La chaleur du corps fait
éclore l’œuf, et la larve se fraye un chemin dans la chair. Elle ne cesse de
s’enfoncer dans les chairs et provoque de si vives douleurs que des malades en
sont devenus fous et ont disparu dans la forêt. »
don José s’arrête
un instant pour profiter de ses effets et note avec satisfaction le
frémissement qui parcourt l’auguste assemblée, surtout chez la gent féminine.
Puis il se tourne vers Gelmirez qui continue le récit.
« Enfin,
nous réussîmes à sortir des marais et à retrouver le cours principal du fleuve.
Nous avons alors aperçu un spectacle tout à fait extraordinaire. Dans les
arbres au-dessus de nos têtes, de minuscules petits singes volaient de branche
en branche avec une agilité déconcertante. »
A ce moment, il est brusquement
interrompu par un choc à la tête. Une petite boule de poils vient d’arracher
son chapeau et se sauve en hurlant. Les serviteurs venaient d’amener les singes
capturés aux Indes et l’un d’eux a choisi la liberté, déclenchant l’hilarité
générale. Bientôt d’autres ouistitis se répandent dans la salle et, par leurs
facéties, font s’estomper les images effroyables qu’a suscitées le récit de don
José. Gelmirez reprend.
« Les fleurs et les oiseaux rivalisent de
splendeur. On dirait que le Créateur s’est permis toutes les fantaisies sous
couvert de la forêt. J’ai vu un oiseau minuscule, un colibri, irisé comme un
saphir et pas plus gros qu’un bourdon. Le toucan, avec son gros bec rouge,
attrapera toujours le fruit que vous lui lancerez. Mais le plus curieux c’est
une fleur si étrange qu’on ne la distingue pas des oiseaux. Ailleurs, vous
avancez la main pour saisir une fleur et elle s’envole... Enfin, agrippées aux
arbres, de magnifiques orchidées qui vous font découvrir des teintes et des
formes inconnues. Mais derrière ces
fleurs, un serpent ; derrière ces papillons, une araignée. Une grande araignée noire, notamment, grande
comme la main, et dont la morsure provoque d’intolérables souffrances. Mais ce
n’est rien à côté des caïmans et des serpents. Nous naviguions paisiblement sur
le fleuve quand nous entendîmes hurler
nos porteurs Indiens. En regardant dans la direction qu’ils nous indiquaient
avec terreur, nous ne vîmes rien d’autre qu’une épave grisâtre. « Jacaré ! » crièrent les Indiens. Ce nom nous fit
frémir : c’est un crocodile de quinze pieds de long. Il essayait de regagner la
rivière et, bientôt, on n’en vit plus que sa queue dentelée et son épine
dorsale émergeant de la vase. D’un seul coup de queue, il peut renverser un
homme robuste ! Ces animaux sont très agiles et sautent dans les pirogues, ce
qui les rend très dangereux. Tous ces monstres nous confortaient dans l’idée que
nous approchions du Paradis Terrestre. Enfin nous dûmes abandonner les pirogues
que nous laissâmes à la garde de quelques hommes et nous affrontâmes la
montagne. La montée fut assez pénible
mais, grâce à Dieu, nous surmontâmes tous les obstacles. Enfin, nous arrivâmes
non loin d'une clairière éblouissante »
Pendant ce
récit, les petits singes s'amusent encore à tirer les barbes des hommes et à
inspecter les décolletés des dames, provoquant l’hilarité générale. Des serviteurs réussissent à les capturer et don
José reprend le fil du récit.
- Attirés par la lumière, nous nous
approchâmes avec curiosité. Devant nous s'étendait un village qui n'aurait rien
eu d'extraordinaire si ses dalles, ses maisons et jusqu'à ses fleurs et ses
oiseaux n'avaient été en or.
-
Impossible, s'écria le roi.
- Que Votre
Majesté juge par elle-même.
Aussitôt, les Indiens apportèrent des
paniers de vannerie remplis à ras bord de statuettes resplendissantes : épis de
maïs à peine ouverts, fleurs épanouies, oiseaux aux ailes déployées, jaguars bondissants,
papillons de pierres précieuses, pêcheurs et chasseurs en plein travail. Les
statuettes passent de main en main et chacun se récrie devant tant de beauté.
Pour ajouter encore à l'admiration, don José, d'un geste, fait approcher trois
petits chariots croulant sous les lingots d'or disposés en pyramides. Des
jarres remplies de pierres précieuses parachèvent le tableau.
- Vous étiez
bien payé de vos peines, Monsieur, dit la reine.
- Plus que
vous ne le croyez, Majesté, car dans Son infinie bonté, Notre Seigneur permit
que nous arrivions au milieu d'une abominable cérémonie païenne. Aussitôt, nous
essayâmes de leur faire entendre raison et de leur apprendre les vérités de la
Foi. Mais ils ne voulurent rien entendre et nous attaquèrent comme de méchantes
gens. Nous nous défendîmes avec acharnement et nous eûmes la grâce de les
vaincre. C’est ainsi que nous avons la joie d'apporter devant Vos Majestés ces
merveilles.
Sur un nouveau geste, les Indiens apportent
des coffres en cuir de Cordoue qu'ils déposent devant les souverains. Don José
les ouvre avec précaution et tous ont l'impression que le soleil est entré dans
la salle. Incrédules, les dames de la reine s'approchent et saisissent quelques
uns des innombrables bijoux dont les coffres regorgent.
- Regardez, Majesté, c'est incroyable,
s’exclame doña Isabel Freyre, une dame d’honneur de la reine en lui apportant
les bijoux.
Tous les
regards se tournent alors vers la reine impératrice, doña Isabel de Portugal.
Gelmirez en fait autant et en a le souffle coupé : tout au récit de son
compagnon, il n’a pas encore eu le loisir d’admirer celle dont on loue partout
la beauté du corps comme de l’âme. Le teint très clair, de grands yeux bleus
candides, la bouche petite, la poitrine menue, la gorge haute et belle, la
reine se penche un peu en avant et tend
les mains – qu’elle a fort belles - vers
les magnifiques bijoux qui arrachent des cris d’admiration à toutes ces dames. Colliers
faits de milliers de perles et de coquillages, chaînes en or massif, masques en
feuille d'or, pendants d'oreilles incrustés d'une mosaïque de turquoise,
boucles d'oreilles en demi-cercle finement ciselées. Et là encore, des bracelets formés d'innombrables abeilles aux
ailes déployées, des colliers constitués de gouttes d'or allongées, des casques
martelés, des épingles fines à l'extrémité décorée d'animaux et de fleurs dont
pas un détail ne manque, pectoraux gravés racontant une histoire engloutie,
colliers d'or et de lapis-lazuli comme un lever de soleil sur la mer. Une
statuette d'or vêtue d'une tunique de turquoise attire l'attention de doña
Isabel Freyre. Elle porte une couronne en demi-lune et un ornement de nez. Ses
pendeloques recouvrent la bouche. La dame porte l'étrange statuette à la reine.
- Voyez, Majesté, comme ces bijoux et objets
sont d'un goût exquis. Comment imaginer que de simples sauvages puissent
fabriquer des objets aussi splendides et posséder un art aussi raffiné.
Quand les bijoux ont été soupesés, admirés
et essayés, le silence revient peu à peu et Don José en profite pour reprendre
la parole.
- Maintenant, si Votre Majesté le permet et
afin de récréer cette noble assemblée, ces Indiens vont exécuter une de leurs
danses en votre honneur.
Un murmure
d’excitation parcourt l’assemblée et tous s’écartent, impatients d’assister à
un spectacle aussi nouveau. Un cortège multicolore s’avance alors, mené par Pedro,
vêtu d’atours flamboyants et étranges .Chacun remarque avec stupeur et
admiration sa magnifique coiffe d’or et de plumes. Du casque en forme de tête
de jaguar surmontée d’un panache vert et bleu très lumineux descendent deux
ailettes aux motifs géométriques terminées chacune par un disque d’or.
Les
musiciens ont pris place et la flûte chante une mélodie douce. Les danseurs ont
fait cercle, prostrés. Pedro, au centre
se redresse lentement, bras tendus vers le ciel. Puis tandis que la flûte, alerte, chante la joie,
il parcourt légèrement le cercle, appelant chaque danseur à la vie. Les
mouvements se font de plus en plus vifs et gracieux. Soudain, les roulements
des tambours éclatent, de plus en plus violents et couvrent le doux chant de la
flûte. D’autres danseurs surgissent alors et brisent le cercle avec fracas. Les
deux groupes s’observent un instant
puis le combat commence. Corps à corps, luttes, coups, chutes, duels, rien n’y
manque : mais avec une grâce et un sens de la mise en scène qui laissent les
spectateurs médusés. Le tambour résonne de plus en plus fort, de plus en plus
vite, de plus en plus violent. Il a triomphé et les danseurs tombent
lourdement, prostrés. Peu à peu le silence se fait et les vainqueurs, la mine
fière, narguent les vaincus. La sinistre conque retentit quatre fois, rauque, grave,
désespérée, lancinante jusqu' à la douleur ; elle met à vif les nerfs des
spectateurs qui s’agitent, mal à l’aise.
Un silence pesant s’abat alors, un silence qui engloutit les souvenirs.
Soudain la flûte retentit, joyeuse, enjouée,
allègre. Les vaincus se relèvent doucement pendant que leurs ennemis les
rejoignent à pas comptés, incrédules. Le tambour a repris et la flûte vibre,
intense : les danseurs se tournent soudain vers les conquérants. Ils les observent
un instant puis s’égayent dans une ronde endiablée. Pedro s’arrête brusquement
au centre de la pièce et ses hommes se regroupent pour former un soleil autour
de leur chef retrouvé. Soudain le tambour s’arrête net... et la flûte éclate alors de joie, emplissant
la pièce toute entière. Les danseurs
tournent à en perdre haleine puis s’immobilisent brutalement, devant don José,
les bras tendus devant eux.
Le premier
moment de stupeur passé, Charles-Quint applaudit avec chaleur, imité par toute
la cour. Tous se tournent alors vers don José pour le féliciter mais le
conquérant est blême : les yeux braqués sur Pedro, il le dévisage avidement
comme s’il voulait le transpercer jusqu'à l’âme. Mais le jeune homme le fixe à
son tour un instant puis, impassible, un sourire énigmatique aux lèvres, finit
par incliner le buste.
- Bravo,
bravi, brava, s’écrie le bouffon, enthousiaste. On ne pouvait rêver plus bel
hommage à votre victoire !
Ces paroles
ont rompu le charme et dissipé le malaise. Les dames accablent don José de
compliments et le conquérant se prête de bonne grâce au jeu des questions. De son côté, don Alejandro, perplexe, observe
à la dérobée les Indiens que tous ont oublié. Un hommage ? Voire...
Pendant ce temps, dans une petite église
aux murs éclatants de blancheur, une femme prie avec ferveur devant la statue
d’une petite Vierge au sourire espiègle et aux yeux très bleus. Devant elles, dansent les flammes claires
d’une quinzaine de cierges. Puis elle se signe et se relève .Le prêtre
s’approche d’elle :
- Je ne pensais pas trouver quelqu'un ici à
cette heure, doña Sol. Ils sont tous
dehors à admirer le spectacle.
- Justement,
Don Esteban Il m’a semblé qu’au milieu de tous ces vivats adressés aux
vainqueurs, il fallait bien que quelqu'un prie pour les vaincus. Vous et moi
savons ce que veut dire ce mot.
- J’ai déjà
dit une messe pour ces Indiens.
Leurs
sourires et leurs regards se croisent, lumineux comme les flammes des cierges, fragiles
comme l’espoir.
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