A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 76 Eloge du confort

CHAPITRE 76  Eloge du confort

 La rue du Commerce grouille de monde : là, un mendiant psalmodie des prières dûment tarifées, ici un tisserand fait admirer son drap à des clients indécis, ici encore un gamin chaparde un pâté bien chaud. Au milieu de toute cette cohue, une toute petite fille trottine avec assurance, s’arrêtant aux étals qui semblent mériter son attention.  Là c’est une nouvelle étoffe aux reflets chatoyants, ici des broderies de Lagartera aux motifs délicats ; là encore, des poteries de Talavera aux tons bleus inimitables. Chacun la reconnaît et la salue au passage. Pas étonnant qu’elle promène sur la rue un regard de ...propriétaire !

- Tu te promènes, Luisa ? demande une marchande.

La petite prend un air sérieux.

- Je vais voir grand père, il travaille trop, il faut que je le surveille.

La femme éclate de rire et lui tend un gâteau

- Tu as raison, il a besoin d’un chaperon. Tiens, prend donc ça, tu vas avoir besoin de forces.

Luisa, qui ignore complètement ce qu’est un chaperon, hoche la tête, prend le gâteau, remercie et poursuit sa route.  Soudain elle entend des éclats de voix et s’approche, intriguée.

- Comment cela, monseigneur a changé d’idée ? Cela fait trois semaines que je travaille à son fauteuil ! J’ai même refusé des commandes pour lui. Et puis j’ai moi même choisi les tissus et il n’y a pas plus délicat à cent lieues à la ronde !

- Que voulez vous que je vous dise ? Monseigneur a changé d’avis, c’est tout. réplique un homme sec, le cheveu rare et le sourire pincé.

- Comme c’est facile ! A- -t- il au moins vu ce fauteuil ? Regardez moi ces sculptures et ces broderies, elles sont dignes des plus hauts seigneurs.  Et je ne vous parle pas du confort. Il est tellement agréable que c’en est presque un pêché.

- Et bien justement, réplique sèchement l’homme, monseigneur tient au salut de son âme. Bonsoir.

Et, sans prêter la moindre attention aux imprécations de l’artisan, l’homme au sourire pincé tourne définitivement les talons.  Luisa s’approche de l’artisan, un certain Bermeja, qu’elle connaît bien pour avoir souvent admiré son travail.

- Il n’est pas gentil, le monsieur, déclare-t- elle avec force.

Bermaja pousse un profond soupir.

- Ca, c’est le moins que l’on puisse dire. Quand je pense à tout le mal que je me suis donné.

- Je peux voir ?

- Bien sûr, tiens, regarde.

La fillette s’approche d’un magnifique fauteuil tendu de soie bleue rebrodée d’or.

- Qu'est-ce qu ‘il est beau ! souffle -t- elle. Et il n’en veut pas ?

- Tu ne l’as pas entendu ? Mon-sei-gneur a chan-gé d’a-vis ! Ah je te jure, ces grands seigneurs, ça se croit tout permis. C’est une sale engeance !

Luisa approuve gravement et examine soigneusement le fauteuil.

- Tu arriveras bien à la vendre : il est drôlement chouette !

-  Impossible, le chiffre de ce sa... seigneur est brodé partout : personne n’en voudra. Non, c’est fichu.

- Qu'est-ce que tu vas en faire ?

- Ca je n’en sais fichtre rien. Tant de travail pour rien ! Encore un qui va me rester sur les bras ! J’avais bien besoin de ça !

- Est-ce que je peux l’essayer ?

- Au point où j’en suis... Allez, grimpe dessus, si ça te fait plaisir.

La petite fille escalade le fauteuil et se carre tout au fond, les reins bien appuyés.

- C’est vrai qu’il est confortable. Il ne sait pas ce qu’il perd, ton seigneur !

Bermeja se gratte la nuque d’un air perplexe.

- Je peux peut-être m’en servir pour la montre, pour que mes clients voient ce que je sais faire...

- C’est vraiment pas la peine, assure Luisa d’une voix câline, tout le monde sait bien que tu es le meilleur de Tolède.

Bermeja fronce les sourcils et contemple un instant la fillette.

- Toi, tu as une idée derrière la tête.

Luisa écarquille de grands yeux innocents mais Bermeja insiste.

- Je te connais ; quand tu te mets à faire la charmeuse, c’est que tu veux quelque chose.

Luisa secoue la tête.

- Tu te trompes, je ne veux rien.

Un temps.

- Seulement je me disais qu’un tel fauteuil perdu, c’est bien dommage ...

-  Oui ?

-  Et je sais moi qui en aurait bien besoin...

- Et qui donc ?

Luisa lui dédie un sourire enjôleur.

- Grand père.

Sous le coup, Bermeja sursaute.

- Don Esteban ? Mais que veux tu qu’il en fasse ? Lui non plus n’arrivera pas à le vendre.

- Je ne pensais pas à le vendre mais il n’arrête pas de courir toute la journée. Je te jure, j’ai un mal fou à le faire se reposer une minute.

L’artisan retient à grand peine un éclat de rire.

- Et alors ?

- Alors, s’il avait un bon fauteuil au lieu de se casser les reins, cela lui ferait du bien.

- Je croyais qu’il ne s’arrêtait jamais ?

- Les rares fois où il s’arrête, il s’assoit sur des chaises, mais des chaises... je suis sûre que même le Diable n’en a pas d’aussi dures !

- Ne parle pas ainsi du diable, petite, tu vas le faire venir, déclare Bermeja en se signant.

Mais Luisa tient à son idée.

- Ca fait longtemps que je lui en parle et papa aussi mais il ne veut rien entendre. Ou bien c’est trop cher ou il ne le mérite pas ; des bêtises, quoi ! Papa, ça l’énerve. Mais grand père est une vraie tête de mule.

- C’est ton père qui dit ça ?

- Oui et maman aussi. Et je suis bien d’accord. Papa dit qu’il pense trop aux autres et pas assez à lui et qu’il finira par tomber malade et il sera bien avancé et ça recommence.

- Et évidemment, Don Esteban ne veut rien entendre ?

- Évidemment, pire qu’un gamin, dit maman. Ah je t’assure, il me donne bien du souci.

Luisa soupire profondément tandis que Bermeja se détourne pour cacher le rire qui le secoue.  La fillette descend de son fauteuil et s’approche de l’artisan.

- De toute façon, tu n’en feras rien, tu l’as dit, c’est fichu. Alors autant le donner à grand père.

- Parce qu’en plus tu veux que je lui donne ?

- Bien sûr. Il ne voudra jamais l’acheter et de toute façon, ce serait bien trop cher. Mais comme tu n’en fais rien, autant que cela serve.

- Tu as peut-être raison, admet Bermeja

Luisa pousse son avantage.

- Et puis tu feras une bonne action. « Qui donne aux pauvres prête à Dieu » tu sais bien.

Bermeja hoche la tête.

- Toi, tu n’es pas la petite fille de ton grand père pour rien. Quand tu as une idée dans la tête...

- Alors c’est d’accord ?

Bermeja sourit et lui tend la main.

- Tope -là, compagnon, c’est dit.

Luisa place sans hésiter sa menotte dans la grande main de l’artisan et sourit à son tour tandis qu’ils échangent une vigoureuse poignée de main.

- C’est pas tout ça, déclare-t- elle, quand tu lui livres ?

- Parce qu’il faut aussi que je le livre ? taquine- -t-il, amusé.

Luisa ouvre de grands yeux scandalisés.

- Bien sûr, lui il a une jambe raide et moi je suis trop petite.

- J’aurais dû y penser, déclare gravement Bermeja. Quel moment de la journée te semble préférable, ma belle ?

Luisa porte son index gauche à la bouche et réfléchit un instant.

- Aujourd'hui c’est mercredi, il va nous faire la classe. Ca serait bien qu’il l’ait avant.

- Je vois, autant dire qu’il faut que je m’y mette maintenant.

- Ce serait parfait, assure la fillette avec un sourire charmeur.

Bermeja la contemple un instant.

- M’est avis qu’on n’a pas fini d’entendre parler de toi, ma jolie. Dans dix ans, tu les mèneras tous par le bout du nez.

Mais Luisa est déjà sur le seuil de l’atelier.

- Je vais t’attendre chez grand père.

- Laisse -moi tout de même le temps d’arriver, proteste l’artisan.

Sans l’écouter, la fillette se dirige résolument vers Santo Tomé ; elle connaît bien la route et, de toute façon, chacun est là pour la remettre sur son chemin, si par extraordinaire elle se perdait. Quand elle pénètre dans l’église elle aperçoit Don Esteban qui trie les fleurs de l’autel, jetant celle qui sont fanées.

- Grand père, je viens t’aider ! annonce- t-elle

Don Esteban se redresse et sourit à son bonheur tout neuf. Il s’agenouille et l’enfant se pend à son cou. Puis il prend la petite fille dans ses bras et lui montre les vases.

- Tu vois, j’étais en train de changer les fleurs.

-  Tu as mis des roses à la Dame ? demande -t- elle. Tu sais bien ce qu’Elle préfère.

- Je préfère te laisser ce soin, déclare Don Esteban en la reposant par terre. Tu fais cela tellement bien !

En effet la petite s’est prise d’affection pour la Dame au Sourire et veille à ce qu’Elle soit toujours pimpante et fleurie. Don Esteban va et vient dans l’église, balayant le sol, nettoyant bancs et prie Dieu, remplissant les vases d’eau. Dans le petit jardin, Luisa choisit des fleurs presque aussi grandes qu’elle et les arrange avec soin dans les vases bleus.  Mais elle ne peut cacher son impatience et jette de fréquents coups d’oeil vers la porte. Don Esteban finit par s’en apercevoir et interroge :

- Tu attends quelqu’un, Luisa ?

La petite secoue la tête ;

- Non grand père, assure-t- elle.

Don Esteban lève un sourcil, la regarde un instant et retourne à ses fleurs. Soudain un grand bruit se fait entendre du côté de la porte. Le prêtre se précipite et se trouve nez à nez avec deux solides gaillards qui déchargent à grand peine un magnifique fauteuil.

- On le met où, Don Esteban ?

- Comment ça, où ? demande le prêtre, interdit.

- Vous ne voulez tout de même pas qu’on le laisse dans l’entrée ? Ca encombre.  Alors,  on  le met où ?

- Et pourquoi pas chez le marchand ? Vous voyez bien que vous vous êtes trompés.

Le plus costaud intervient.

- Vous êtes bien Don Esteban Huerta, curé de Santo Tomé ?

- J’ai cet honneur depuis une bonne vingtaine d’années mais je ne vois pas ce que ça change.

- Nous sommes bien à Santo Tomè ?

- Évidemment.

- Alors, pas de problème, c’est bien à vous qu’on doit livrer ce fauteuil.

- C’est une histoire de fous !Mais regardez autour de vous, vous ne croyez pas qu’un tel luxe détonne un peu ici ?

- Ca, c’est pas notre problème.

A ce moment précis, arrive Luisa, tout sourire. Elle s’approche sans hésiter du fauteuil et en caresse doucement la soie.

- Il est beau, hein ? demande -t- elle ingénument à son grand père.

- Très beau mais la question n’est pas là, déclare-t- il en s’adressant aux porteurs. Vous allez me remporter ça tout de suite.

- Le remporter, pourquoi ? se récrie la fillette, Tu ne l’as même pas essayé !

Don Esteban regarde fixement sa petite fille.

- Dis-moi, Luisa, tu sais d’où vient ce fauteuil ?

- Bien sûr ! De chez le señor Bermeja. C’est une sale engeance qui lui a laissé sur les bras et il te le donne pour que tu sois bien.

Don Esteban fronce les sourcils.

- Qu'est-ce que tu racontes ?

Luisa soupire : ces grandes personnes alors, il faut toujours tout leur expliquer ...

- C’est fichu pour Bermeja, il ne peut rien en faire alors il te le donne. Comme cela tu seras moins fatigué au lieu de te casser les reins.

- Je comprends de moins en moins, soupire le prêtre. Mais de toute façon, il faut que vous le remportiez, je n’ai pas les moyens de vous le payer, voyons.

- Mais y a rien à payer, padre, c’est un cadeau.

La situation menace de s’éterniser. Heureusement, Bermeja a la bonne idée de venir voir le déroulement des opérations.

- Alors, padre, il vous plaît, mon fauteuil ?

Don Esteban se précipite vers lui.

- Vous pouvez m’expliquer ?

- C’est très simple. Un de mes clients avait commandé ce fauteuil. Au dernier moment il me l’a laissé sur les bras. Alors, Luisa et moi, d’un commun accord, avons décidé qu’il serait mieux chez vous qu’à la casse.

- Mais c’est une folie et il est bien trop beau pour moi.

Luisa jette un regard désabusé à Bermeja.

- Quand je te le disais : il dit rien que des bêtises.

Puis elle se retourne vers son grand père.

 -Tu penses trop aux autres, grand père et...

- Pas assez à moi, je sais et je finirais par tomber malade et alors je serais bien avancé, termine le prêtre. Je connais le refrain par cœur.

- Alors, pourquoi tu te conduis en gamin ? demande ingénument la petite.

Bermeja et ses aides éclatent de rire tandis que Don Esteban se renfrogne. Luisa s’énerve.

- C’est vrai, quoi. Tu as besoin d’un fauteuil, je t’en trouve un et un beau et tout le monde rigole. C’est pas juste.

Elle a les larmes aux yeux. Don Esteban veut la prendre dans ses bras mais elle se débat, boudeuse.

- Vous savez, padre, au fond elle a raison, déclare Bermeja. Je suis furieux que Monseigneur  de Moyana ne me le paie pas mais si vous le prenez, j’aurai l’impression de ne pas avoir travaillé pour rien.

Don Esteban secoue la tête.

- Je ne mérite pas...

- Si tu avais vraiment ce que tu mérites, coupe Luisa, il n’y aurait pas plus riche sur tout la terre.

Don Esteban sourit.

- Essaye- le, au moins, suggère la petite.

- Si vous insistez tous...

Il s’assoit enfin dans le fauteuil.

-  Alors ? demande Bermeja

- Très confortable, reconnaît Don Esteban. Mais je ne vois toujours pas ce que je peux en faire.

-  Mais quelle tête de mule ! s’exclame Luisa. Et quand tu nous fais la classe ou le catéchisme ? Tu n’es pas mal assis peut-être ?

Don Esteban secoue la tête.

- Quelle importance ?

La petite s’approche de lui, lui lance un regard charmeur, grimpe sur ses genoux et se blottit contre lui.

- Si tu avais un pareil fauteuil, je n’aurais pas peur de te faire mal et je serais plus souvent sur tes genoux, assure –-t- elle d’une voix câline.

- Voilà un argument irrésistible, déclare gravement Bermeja. Padre, je crois que vous avez définitivement perdu la partie.

Don Esteban caresse les cheveux de sa petite fille.

- Et bien d’accord mais mettez -le chez moi. Ici, il serait vraiment inutile.

Luisa plaque deux gros bisous sur les joues de son grand père.

- Tu vois bien que j’ai raison.

- Ton père va encore dire que je suis trop faible avec toi, proteste doucement Don Esteban.

Mais la gamine lui dédie un sourire radieux et se lève prestement. Don Esteban se lève lui aussi, contemple un instant le fauteuil, puis la fillette   et songe  « Si vous n’êtes pas semblables aux enfants, vous n’entrerez pas au Royaume des Cieux ».



01/04/2009
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