A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 6 A la cour de Charles Quint

CHAPITRE 6 A la cour de Charles-Quint

Pendant que sa filleule est tout à ses problèmes domestiques, don Alejandro de  Mendoza, marquis de Montesclaros, comte de Cifuentes et de Montesclaros, membre de la puissante famille des Mendoza, grand d'Espagne et conseiller écouté du roi Charles-Quint, assiste une fois de plus aux incessantes querelles - euphémisme tout diplomatique - entre Charles-Quint et son meilleur ennemi François Ier.  Un jeune homme au regard vif et intelligent se tient près de lui.

- Croyez vous que cette fois les deux monarques vont s'entendre, don Alejandro ? demande le jeune homme.

- Excellente question, mon jeune ami. Nous ne pouvons que l'espérer mais la situation est assez inextricable et je ne sais pas d'Ariane assez habile pour en débrouiller le fil.

- C'est l'affaire de Bourgogne qui brouille tout, n'est-ce pas ?
- Assurément, Garcilaso. Tant que l'épine de Bourgogne sera fichée en impériale chair, la plaie ne cessera de s'envenimer.

- Et c'est moi qu'on dit poète ! plaisante le jeune homme. Pourtant, quand le roi François a été fait prisonnier à la bataille de Pavie, il y a trois ans et emmené prisonnier à Madrid, l'empereur pouvait tout exiger.

- Et le roi François tout refuser. Pensez qu'il a fallu que notre illustre prisonnier soit à l'article de la mort pour que l'empereur vienne le visiter et qu'il a aussi essayé de s'évader déguisé en esclave noir. Dire qu'il n'y a aucune confiance en eux serait un doux euphémisme. Vous qui êtes aussi bon guerrier que poète, Garcilaso, vous savez ce que cela veut dire.

- Il faut avouer que le roi François a usé de beaucoup de ruse : il accepte de signer le traité de Madrid mais la veille, il a en secret signé un premier document qui affirme que le dit traité est nul et non avenu !

- Tout est permis à la guerre et en amour, Garcilaso. Et en diplomatie aussi, croyez-moi.

- Je me fie votre expérience, don Alejandro. Mais croyez-vous vraiment à la bonne volonté de chacun ?

- Bonne volonté ? Que vous êtes jeune, Garcilaso !  C'est un mot qui leur est inconnu.  Surtout depuis le sac de Rome et l'emprisonnement du pape.  Les troupes qui  ont forcé la cité de Rome, où se sont commis tous les délits et crimes dont l'on pourrait s'aviser, étaient menées   au nom du roi d'Espagne. Les églises et les reliques profanées,   les habitants torturés, les nonnes souillées, toutes les  souffrances infernales qu'a subies la Ville, ce Carnaval de la mort qui l'a tenue pendant de longs mois, est une véritable ignominie.

- C'est un épouvantable crime contre la chrétienté !

- Ne m'en parlez pas ! J'ai entendu les reproches de l'archevêque de Tolède   et la fureur de messire Castiglione. L'un disait « S'il ne se hâte de remplir ses devoirs envers le pape, on ne pourra reconnaître plus longtemps Charles comme empereur ; il faudra le considérer comme un capitaine de Luther car les luthériens n'ont commis ces infamies qu'en son nom et son drapeau » Et l'autre continuait dans le même genre en prédisant « Si le Saint Père vient, on l'adorera ! »

- Et que leur avez-vous répondu ?

- Que vouliez vous que je leur réponde ? Je suis parfaitement d'accord avec eux. Ce maudit sac tient une place de choix parmi les horreurs de notre époque. Je laisse à d'autres le soin d'expliquer, voire de justifier ces atrocités.

- Au Señor Valdés, par exemple ?

Don Alejandro sourit.

- Je respecte beaucoup le secrétaire du roi mais il n'a pas senti l'odeur de la mort ni entendu les cris des malheureux suppliciés. Pour lui, tout cela est bien abstrait, un lieu de polémique, une occasion de faire briller ses talents oratoires, tout au plus.  Et surtout un moyen de soutenir la cause impériale.

- Je vous croyais au moins aussi fidèle que lui, plaisante Garcilaso.

-  Je le suis. Mais pas au point de travestir la vérité ni de jeter un voile pudique sur cette abomination.

- Et le roi d'Angleterre là -dedans ? Ne pourrait-il les inciter à la paix ?

- Le roi Henri, huitième du nom ? Il est tout entier à sa passion pour Ann Boleyn et vous savez bien qu'il est à qui sait l'acheter.  Enfin, poursuit don Alejandro, je crois que la séance tire à sa fin. Sa Majesté va sûrement nous convoquer et dire enfin ce qu'elle ne peut dire en public. Attendons-nous à une de ses fameuses colères.

Garcilaso sourit : il est vrai que Charles-Quint est un personnage singulier : Empereur des deux mondes, c'est sous ce titre imposant qu'allait être connu le descendant des Rois Catholiques et de Charles le Téméraire. Et pourtant rien ne laissait présager un aussi grand empire au petit enfant qui naquit à Gand le 24 Février 1500, et dont la tradition rapporte que sa mère fut prise des douleurs de l'enfantement dans ce qu'on appelle pudiquement les commodités.Fils de Jeanne la Folle, petit fils des Rois Catholiques, arrière petit fils de Charles le Téméraire, le roi d'Espagne à de qui tenir. Duc de Bourgogne à quinze ans, roi d'Espagne à seize, empereur d'Allemagne à dix -neuf ans, il compte parmi ses ancêtres des Ibériques, des Français, des Anglais, mais aussi un Flamand, un Italien, un Polonais, un Lituanien et un Allemand ! Évidemment, comme tout espagnol de l'époque, et bien que chacun s'en défende, il a aussi du sang juif et arabe : huit siècles de coexistence plus ou moins pacifique ont laissé des traces dans d'innombrables familles espagnoles. Si de son père Philippe le Beau, archiduc d'Autriche, il reçut les Flandres et les Pays- Bas, par sa mère, il devint aussi le prince des Espagnes. En effet, à la suite de guerres, de morts inattendues et de quelques coups de force, sans oublier le mariage, de sa grand-mère Isabelle la Catholique, les couronnes se sont accumulées sur sa tête. La reine Isabelle, sa grand-mère, aidée de son mari Ferdinand, héritier de la Couronne d'Aragon, avait réussi à unir les royaumes de Castille, d'Aragon, de Navarre, de Naples et de Sicile, entre autres. La mort prématurée des descendants d'Isabelle rendit sa fille Jeanne maîtresse de tous ces royaumes et la folie de Jeanne les transmot au petit Charles. Bref un héritage incroyable. Charles est de stature moyenne, et d'aspect grave. Il a la front large, les yeux bleus, et d'une expression énergique, le nez aquilin et un peu de travers, la mâchoire inférieure longue et large, ce qui l'empêche de joindre les dents et fait que l'on n'entend pas bien la fin de ses paroles . Son teint est beau, sa barbe courte hérissée ; sa complexion est flegmatique et naturellement mélancolique.  C'est un homme très religieux : il croit en Dieu, mais pas aux théologiens, Dieu Merci !

 Don Alejandro ne s'est pas trompé : en effet, le roi se lève, les débats sont clos. La séance est levée et chacun se retire.  Les principaux conseillers du roi, Lallemand, son premier secrétaire, le marquis de Montesclaros et quelques autres seigneurs accompagnent leur souverain. Visiblement celui-ci est furieux. Une fois à l'abri des oreilles indiscrètes, il laisse éclater sa colère.

- Me déclarer la guerre parce que je le somme de remplir ses promesses ! Alors que c'est lui qui est à la base de toutes les guerres qui se sont succédé depuis son règne  !  N'est-ce pas lui qui sans juste cause et sans nul doit a commencé la guerre en Italie pour occuper l'état de Milan ?  N'est-ce pas lui qui a fait diverses pratiques pour empêcher mon élection à l'Empire et se faire élire lui -même ?

Sur ce point Charles n'a pas tort : François a tout tenté pour séduire les grands électeurs : il n'a ménagé ni promesses ni perfidies. Mais les arguments de Charles étaient autrement convaincants : il a emprunté une fortune aux banquiers d'Augsbourg, les Fugger, et a grassement payé les dits grands électeurs.  Ce qui lui vaut d'ailleurs d'acerbes reproches de ces banquiers, qu'il n'a toujours pas remboursés.  Et pour un roi qui se rêve héros de la chrétienté, ces contingences matérielles sont fort pénibles. La fureur de l'empereur devient froide, coupante comme une lame d'épée. Il fait les cent pas dans la pièce et martèle :

- N'est-ce pas lui qui a fait envahir mes pays de Meuse par Robert de Lamarck et ses enfants et la Navarre par le sieur de Lesparre ?

Les seigneurs présents hochent la tête. Tous savent bien que la mauvaise foi du roi de France n'a d'égale que sa détermination à ne pas remplir ses promesses.

- Dites -moi donc, marquis, si je l'ai traité en ennemi, si j'en ai usé avec lui comme avec le plus misérable des prisonniers ?

- Que non, Votre Majesté,   mais bien plutôt comme s'il eut été naturel seigneur et prince en ces royaumes et   pays.  Jamais prisonnier n'a été mieux traité.

A vrai dire, jamais prisonnier ne fut mieux accueilli, plus comme un héros de roman que comme un prisonnier de guerre. Le peuple lui a fait fête, les cœurs des dames ont brûlé pour lui au point que plusieurs jeunes filles sont allées étouffer dans un couvent la flamme qui les ravageait. Qui plus est, les grands lui ont fait un accueil somptueux. Don Alejandro sait tout cela mais il n'a garde de rappeler à Charles Quint combien son ennemi est populaire dans son propre peuple.

- Ne lui ai-je pas offert ma sœur en mariage ?  Et tout cela pour quoi ?Pour qu'il me restitue mon bien, cette Bourgogne qui de tous temps nous a appartenu ! Mais lui il renie sa parole, il ne tient nul compte ni de son honneur ni de son sang et il allume la guerre chez ceux qui étaient en paix.

 Le roi va ainsi dévider tous ses griefs contre le roi de France et dans le long réquisitoire qu'il dresse, rien ne sera oublié : la mainmise sur Milan sans nulle cause juste et sans nul droit, la question bourguignonne, la non restitution de Gênes et d'Asti. Enfin le rappel d'Italie de l'armée française aurait dû être effectué pour permette la libération des enfants de France.  Mais ce qui divise les deux rois et que Charles ne peut supporter, c'est que le roi de France avait promis de se constituer prisonnier s'il n'accomplissait pas ses promesses de Madrid. Or, François prétend garder et la Bourgogne et sa liberté ! Il déclare nul et non avenu le traité de Madrid ! En bon lecteur d'Amadis, tout pétri d'esprit chevaleresque, Charles ne peut accepter cette duplicité.

- Quant à me provoquer en duel, la chose est nouvelle et digne d'être mise en chronique !  

Charles-Quint respire à fond, sa colère cesse peu à peu et il fait signe à ses seigneurs de le laisser. Tous sont prêts à se retirer quand le roi se ravise.

- Restez, Lallemand et vous aussi, marquis. Nous allons mettre par écrit toutes ces belles raisons et je tiens à dire le fond de ma pensée à ce roi sans honneur et sans foi.

Les secrétaires reposent leurs plumes et se frottent les mains, moins par satisfaction du devoir accompli que pour se réchauffer : le temps est très froid, pourvu que l'encre ne gèle pas dans les encriers ! Charles-Quint se détend un peu, compulse quelques papiers et lance :

- A propos, don Alejandro, votre fils n'est il pas aux Indes à conquérir des âmes ?

Le marquis se raidit.

- Il est en effet aux Indes, Majesté. Et vous me faites grand honneur de vous en souvenir.

- J'ai reçu un courrier racontant sa victoire sur un peuple barbare. Il dit avoir trouvé beaucoup d'or.

- Votre Majesté me l'apprend.

Charles-Quint s'est replongé dans ses papiers et ne remarque pas le ton glacial du marquis. Il lit et relit le décret qu'il est sur le point de signer. Il a réussi à convaincre les Welser d'accepter une immense concession aux Indes Occidentales, dans ce Venezuela nouvellement reconnu pour éponger ses dettes. Il est vrai qu'elles sont énormes : avec l'argent des banquiers d'Augsbourg, il a acheté sa couronne impériale et payé les cérémonies de ses noces ; il a financé les guerres d'Italie qui lui ont permis d'humilier Rome ; il a écrasé la révolte des Flamands et vaincu la noblesse française à Pavie. Charles-Quint frissonne. Les doigts gourds, l'empereur saisit la plume et appose sa signature au bas du décret : il accorde aux Welser l'exploration et le gouvernement du Venezuela. Il leur livre les populations indiennes, considérées a priori comme rebelles. Charles-Quint porte la main à sa mâchoire : il souffre des dents et soupire. Les belles paroles n'y changent rien : Charles ne peut renoncer à la Bourgogne et François ne peut la lui céder. Les guerres vont reprendre, si elles ont jamais cessé. Et les guerres coûtent très cher...


 



13/12/2008
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