A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 56 Rome et Athènes réunies

CHAPITRE 56 Rome et Athènes réunies

 

Loué soit Dieu ! Les deux amis ont échappé aux brigands, aux belles de nuit, aux aubergistes indélicats et aux tentations de toutes sortes : ils sont à   Salamanque !   Devant eux l’illustre cité étend ses trois pointes : son acropole, le cerro de San Isidro, puis San Cristobal et San Vicente. Elle n’est pas très grande, comme l’a voulu Alphonse X le Sage, pour assurer un bon approvisionnement des étudiants mais lui garder une taille humaine.   Impressionnés par le magnifique taureau qui garde le pont romain depuis des temps immémoriaux, ils traversent en silence le pont  et regardent avidement autour d’eux.  Presque aussitôt ils arrivent devant la Cathédrale et le patio des Écoles.

- C’est vrai qu’il y a des bancs pour les étudiants ? demande Matteo

- C’est ce qu’on m’a dit. 

- Quel luxe ! souffle le jeune homme.   Et des peintures dans la bibliothèque ?

-  D’après Don Inigo, les signes du zodiaque et des figures de la mythologie.  Et c’est là, dans le cloître de la cathédrale que se passent les examens.

- Tais-toi, tu me donnes des frissons.

-  Quod natura non dat Salamanca non praestat[1], lance Placido, moqueur.

- C’est ça, remonte moi le moral, Judas ! 

Les chevaux avancent difficilement dans les rues étroites et pleines de monde : paysans venus au marché de Corilllo avec leurs manteaux sans manches et leurs culottes bouffantes, soldats emplumés à l’élégance excessive, serviteurs et garçons d’auberge, pèlerins à coquilles et bourdon, ruffians, joueurs, rêveurs...Fascinés, les jeunes gens se laissent prendre un moment au spectacle puis ils se reprennent et Matteo se tourne vers son ami :

-  Maintenant le tout c’est de trouver à se loger, au moins pour cette nuit.  Parce que toi, je ne sais pas, mais moi je n’ai pas réussi à intégrer les grands collèges. Et je ne me sens pas d’être pensionnaire.

- Idem.  Don Inigo m’a donné plusieurs adresses. On peut toujours essayer.

Mais trouver une adresse à Salamanque n’est pas chose aisée et les deux amis se laissent reprendre par les couleurs de la rue : violet des étudiants de Cuenca, écarlates de ceux de l’Archevêque, soutanes verts avec beca noire de San Pelayo, beca jaune des étudiants du Trilingue, bleu des philosophes, croix rouges sur les soutanes noires de ceux du collège du roi... La déclinaison des couleurs est infinie.

- Ce n’est pas une ville, c’est un arc en ciel, souffle Matteo, impressionné.

-  Je n’ai jamais vu autant de costumes différents. Tu crois qu’on peut en inventer d’autres ?

Ils tournent encore un peu puis finissent par trouver l’auberge indiquée.

- Ma foi, ça m’a l’air convenable, déclare Matteo en mettant pied à terre.

Placido acquiesce et bientôt ils se trouvent attablés devant un solide repas.

- Comment tu comptes le loger, toi ? interroge Matteo

- Pourquoi pas ici ? Si les prix sont ceux qu’on m’a annoncés, cela me convient tout à fait. Et puis ce n’est pas loin des Écoles.

Matteo fait la moue.

- Ca m’a l’air un peu spartiate. Si je peux trouver une petite maison agréable, j’aimerais mieux.

-  Si tu en as les moyens, n’hésite pas. 

Matteo hausse les épaules.

- Mon père a été très généreux.  Fallait vraiment qu’il ait envie de se débarrasser de moi...

- Tu exagères.

- Et toi tu ne le connais pas. Heureusement pour toi d’ailleurs...

Placido préfère changer de sujet.

- Il va falloir que je trouve du travail.

- Du travail ? Mais je croyais qu’un seigneur de Tolède payait tout ?

-  La plus grosse partie, oui mais on ne sait jamais et je ne veux pas quémander.

Matteo sourit.

- Tu sais que tu es un cas ? J’en connais plus d’un qui ne viennent ici que pour faire la fête et échapper à

leurs parents. Au lieu d’apprendre à respecter les lois, ils apprennent à les enfreindre ! Sans compter tous ceux qui ont laissé leurs bonnes résolutions sur le chemin et sont partout sauf à l’université. “ Mes parents croient que je suis étudiant à Salamanque mais moi j’aime une fille blanche comme le lait ”, fredonne-t-il.

Placido se raidit.

- Si c’est-ce que tu souhaites, fais- le ; mais sans moi.  

Le ton est glacial mais Matteo s’en amuse.

- Un vrai stoïcien ! Tu n’aurais pas un peu trop lu Sénèque ?

- Et toi pas assez.

- Allons détends toi, je disais ça à titre d’information.  Moi non plus je ne veux pas finir fêtard et vagabond.  Et je compte sur toi pour me maintenir dans le droit chemin. 

A ce moment précis, l’aubergiste s’approche d’eux.

- Tout est -il à votre convenance ?

- C’est parfait, lance Matteo.  On nous a vraiment donné une bonne adresse.

- Aurais-je été assez heureux pour être recommandé ?

-  Un de mes amis, Don Inigo de Mendoza, était à Salamanque il y a quelques années et il m’a chaleureusement parlé de votre auberge, explique Placido

- Don Inigo de Mendoza ! Vous pensez si je m’en rappelle !   Ainsi il est de vos amis ?

- Pour tout vous dire c’est grâce au patronage de son père, Don Alejandro, que je suis ici.

Matteo, amusé, remarque un respect nouveau peint sur le visage de l’aubergiste.   Placido pousse son avantage.

- Et d’ailleurs, j’aimerais vous louer une chambre pour toute la durée de mes études. Si les prix sont raisonnables, bien sûr.

- Mais bien entendu ! Que ne ferait-on pas pour Don Alejandro !  On va vous la préparer tout de suite.  Seulement...

- Seulement ? répète Placido en fronçant les sourcils.

-  Les chambres ne sont munies que d’un lit.  Si vous voulez rester plus longtemps …

- Aucune importance. Je compte bien faire venir mes effets personnels.

- Dans ce cas, tout est pour le mieux. Mais en attendant, en cadeau de bienvenue, vous voudrez bien goûter une petite liqueur de la région. Vous allez voir, elle a un de ces bouquets ! 

Pendant que le digne homme s’éloigne, Matteo lance à voix basse.

- Chapeau ! Il va te manger dans la main. Stoïcien mais roublard, hein ?

- “ Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée ”

- Ouais, surtout quand il s’agit de la renommée des autres !  Soit dit sans vouloir diminuer tes mérites.

La liqueur est excellente et les deux amis trinquent avec entrain.

Le lendemain matin, il est décidé que, tandis que Matteo chercherait une demeure à son goût, Placido, lui, s’efforcerait de trouver du travail.   Mais l’entreprise du jeune tolédan se révèle vite plus ardue que prévu.  Il se retrouve vite rue Serranos, errant entre les boutiques, guettant la moindre occasion. Devant les échoppes pleines de tout ce qui peut être utile aux étudiants- et que fripiers et marchands leur rachètent à bas prix en cas d’urgence- il soupire : pourvu qu’il n’en arrive pas là.  Il s’arrête un moment pour admirer les magnifiques pourpoints qui s’étalent à la devanture d’un fripier.

- Un beau costume pour la rentrée, jeune homme ? Sur qu’avec celui là, vous ferez des envieux et des conquêtes.

Placido a un petit sourire en coin.

- A vrai dire, je cherche plutôt du travail.  Vous ne connaissez personne qui ait besoin d’un serviteur ?

L’homme hoche la tête et réfléchit un instant.

- Allez donc voir à l’auberge là bas. C’est pas bien fameux mais il me semble qu’ils cherchent quelqu'un.

- Merci, señor.

- Y a pas de quoi. On connaît bien les étudiants et leurs besoins, par ici.

Effectivement, l’établissement a l’air assez misérable et l’unique garçon complètement débordé.  Placido commande à boire mais attend assez longtemps sa commande. Quand le garçon arrive enfin, il déclare.

- Dites donc, il y en a du monde ! Vous y arrivez tout seul ?

-  Bien sûr que non ! grommelle le garçon.  Pourquoi, vous cherchez du travail ?

- Justement, oui.  On m’a dit que le patron m’embaucherait peut-être.

- J’vous l’envoie.

Un homme massif, la mine maussade, s’approche alors du jeune homme.

- Alors comme ça, tu cherches du travail. Qu'est-ce que tu sais faire ?

- Un peu de tout.

- C’est à dire rien.

- C’est à dire tout.

- T’es étudiant, évidemment ?

Placido hoche la tête.

- Tu sais t’occuper des chevaux ?

- Je sais mais je croyais que vous aviez surtout besoin d’un serveur.

- L’un n’empêche pas l’autre. C’est pas l’ouvrage qui manque et c’est pas l’autre feignant qui peut en venir à bout. 

Il réfléchit un instant.

- Les cours ne commencent pas avant un mois. D’ici là, j’aurais vu c’que t’as dans le ventre. Si tu fais pas l’affaire, tu vires. Vu ?

- Vu.

- Sois là demain à midi. J’aurais de quoi t’occuper.

Effectivement dès le lendemain Placido n’eut guère le temps de s’ennuyer et put tout juste grignoter une cuisse de poulet dégottée à la cuisine et quelques restes abandonnées par les clients ; ce que le patron appelait “donner le repas du soir”. Épuisé - car la fermeture avait souvent lieu bien après minuit, les clients s’arrêtant volontiers dans cette auberge située juste à l’entrée de la ville - Placido commençait à se demander s’il n’avait pas présumé de ses forces. Et les cours qui n’avaient pas encore commencé... Et cette odeur tenace de cheval... En outre, la fatigue lui brouillait l’entendement et il avait de plus en plus de mal à aligner deux idées. Voilà qui augurait mal de la suite... Matteo ne comprend pas cet acharnement de son ami.

- Tu as encore une mine de déterré. Si tu continues comme ça, tu ne pourras même pas suivre les cours, et tu auras tout gagné.

- J’ai besoin d’argent, Matteo.

- Pour ce qu’il te paie bien, ton aubergiste !   Et puis les cours vont bientôt commencer. Je sais que tu es un fin latiniste et que ces cours là sont superflus mais pense à tout le reste. C’est qu’il faut en savoir des choses, avant même de pouvoir aller à l’université. 

- Je trouverai bien une solution.

- C’est ça, tu as de l’avenir dans l’hôtellerie !



[1]               Ce que la nature ne t’a pas donné, Salamanque ne te le fournit pas.



12/03/2009
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