A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 53 Les feux de la Saint Jean

CHAPITRE 53 Les feux de la Saint Jean

A la Posada d’El Arco, les clients regardent avec inquiétude une petite table prés du mur.  Pedro et Manuel y bavardent comme de vieux amis.

- J’aime pas ça, déclare à voix basse un petit homme replet.

- Y manquait plus que cela, les deux mains du diable réunies !

- Ca présage rien de bon.

- Que Dieu et Saint Ildefonse nous protègent.

Tous se signent gravement tandis que les deux amis choquent leurs verres.

- Tu viens aux feux, ce soir ?

- Feux ? répète Pedro ? C’est quoi feux ?

- Aujourd'hui.  C’est la Saint Jean.  La nuit la plus courte de l’année, c’est pas la peine de dormir. Alors on fait la fête, on danse, on allume des feux.

L’indien écarquille les yeux.

- Des feux ! Vous aussi !

Devant sa mine stupéfaite, Manuel demande :

- Chez toi aussi, on allume des feux ? Ca, c’est drôle.

- C’est une grande fête, une des plus grandes, déclare Pedro, rêveur.

- Ici aussi, assure Manuel. On dit que celui qui saute par dessus le feu aura de la chance toute l’année. Tu verras, c’est superbe. Il y a de la lumière partout. On se croirait en plein jour.

Pedro le regarde, incrédule.

- En plein jour ?

- Tout le monde va aux feux, c’est la tradition. Même Don José ne peut pas t’en empêcher. Quand tu seras là, viens donc avec moi. On va danser, boire et chanter jusqu'à l’aube. Il est temps que tu connaisses les nuits tolédanes.

Toutes les rues de Tolède s’embrasent et la musique résonne à tous les coins de rue.  Pedro ouvre de grands yeux et Manuel s’amuse beaucoup de son étonnement. Tout à coup, on leur prend la main et ils sont entraînés dans une folle farandole. Ils tournent autour du feu, vite, vite, encore plus vite. Puis la ronde se défait et chacun, le bras replié, danse avec son voisin ou sa voisine. D’abord hésitant, Pedro se prend au jeu et virevolte avec les autres. Soudain, une jeune femme trébuche et il n’a que le temps de la recevoir dans ses bras.  Les yeux brillants, elle lui sourit et, surpris, il reconnaît Ana. Manuel s’approche.

- Alors, Doña Quetzal, tu perds tes ailes ?

Ana éclate de rire.  Mais Pedro a l’air grave soudain.

- J’avais oublié. L’oiseau s’était envolé et il s’est perché sur la main d’une jeune fille.

- C’était moi, sourit Ana, mais j’ignore encore comment j’ai pu lui plaire.

- Les quetzals ne se trompent jamais, réplique l’indien.

Sans vouloir se l’avouer, Ana est impressionnée par le ton du jeune homme.

- Écoutez, dit Manuel, une danse gitane. J’adore ça. Je vais voir.

Bientôt, ils contemplent un spectacle captivant : la danseuse, vêtue d’une robe rouge à volants, tourne sur elle même en claquant des mains au son d’une guitare enjouée. Tous applaudissent mais quand Manuel arrive à distinguer les traits de la danseuse son visage se fige : il vient de reconnaître Juana et frissonne. Enfin la danse s’arrête et Juana, les yeux brillants, un peu essoufflée, sourit au public.

- C’est vraiment une danse de pute ! lance Manuel d’une voix forte.

L’assemblée frémit et à son tour Juana se fige et cherche des yeux l’insulteur. Quand elle aperçoit Manuel elle sursaute mais se reprend bien vite.

- Tiens Manuel, tu es revenu ? Le Diable n’a pas voulu de toi ?

-Non ma belle, il a trop à faire avec toi ! Il ne te quitte plus, il paraît ?

- Le Diable ? Et où veux tu que je le cache ? Sous mes jupes ?                                       
- Ca, certainement pas. Il aime la tranquillité et tu les relèves trop souvent !

Au milieu des éclats de rire, Juana regarde fixement Manuel, vexée.

- Tu es revenu pour m’insulter ?

- t’insulter ! Mais c’est impossible, ma petite .Les pires insultes sont encore en dessous de la vérité et jamais je ne pourrais te dire à quel point tu me dégoûtes !

- Je te dégoûte ! Tiens donc ! Tu es bien le seul dire ça sur la place de Tolède ! Tu ne veux pas faire un essai avant de juger ? A moins que tu en sois incapable ?

L’assemblée s’esclaffe. Manuel a un sourire méprisant.

- Tu ne vas sûrement pas me comprendre mais je me respecte, moi ! Et je ne tiens pas à te toucher, fut ce du bout de mes bottes. Autant sauter dans une fosse d’aisance !

Sous le coup, Juana pâlit.

- Voilà qui me va à merveille car je ne tiens pas à avoir commerce avec un chapon ! Car je suis persuadée que tu es incapable de donner du plaisir à une femme. Soupirer, oui, faire le joli cœur et le beau parleur, sûrement mais passer à l’acte, ça jamais ! Et pourtant, j’en vaux la peine, non ?

Elle tire violemment sur son corsage et fait apparaître le haut de ses seins, fermes et bombés. Puis elle relève à moitié sa jupe et se cambre, la poitrine en avant, la jambe tendue, sensuelle et provocante. Manuel pâlit et rougit plusieurs fois, avant de répondre d’une voix étranglée.

- Tu as raison. Ce serait dommage de ne pas y goûter.

Juana a un sourire de triomphe.

- Même si je dois être le dernier, ajoute le jeune homme.

- Le dernier, répète Juana sans comprendre, pourquoi le dernier ?

- Si un jour je te possède, explique Manuel, je peux bien te jurer que tu connaîtras plus jamais d’homme. Tu seras tellement ravagée que tout Tolède t’entendra hurler et que tu réclameras la mort.

Un temps.

- Mort qu’évidemment je te refuserai.

Juana pâlit.

- Tu plaisantes ? balbutie-t- elle

- Ai-je l’air de plaisanter ? Je sais les moyens de te faire endurer les tourments de l’enfer tout en jouissant du paradis. Les courtisanes de Rome sont habiles et leurs souteneurs très imaginatifs. Ils savent les faire obéir ou les punir de façon ... définitive.  Je connais leurs méthodes et le moyen de faire durer le plaisir des jours et des jours, voire des mois. Si tu survis, évidemment. 

Juana est devenue blanche comme linge et l’assemblée est suspendue aux lèvres de Manuel qui poursuit, imperturbable.

- Il est possible d’ailleurs que tu te précipites dans la mort de toi même. Mais là non, plus tu n’échapperas pas à ta punition car tu seras damnée et le Diable se chargera de terminer ce que j’avais commencé.

Le Borgne qu’on est allé chercher, interrompt la conversation.

- Tout ça c’est des paroles en l’air. Juana m’appartient et je ne veux pas qu’on abîme la marchandise.

- La marchandise ça se remplace. Des putains comme elle tu en trouveras toujours une bonne douzaine sur le pavé de Tolède.

- Et le petit, tu y as pensé ? lance une voix dans la foule.

Manuel prend un air mauvais.

- C’est vrai, j’avais oublié. Tu as un petit chiot, une petite vermine comme toi. Si jamais vous tombez tous les deux entre mes mains, je te jure que tu m’obéiras si tu veux qu’il reste en bonne santé. Oui tu m’obéiras.

Malgré elle, Juana frissonne. Une nouvelle fois le Borgne intervient.

- Tu parles, tu parles mais t’en serais pas capable !

- Tu veux voir ? D’accord. Je te propose un pari. Tu tiens Tito caché, non ?

Le Borgne hausse les épaules.

- Bien sûr. C’est un bon moyen de pression.

- Sur ce point, nous sommes d’accord. Alors voilà : je vais le chercher. Si je le trouve, tu me livres Juana et le petit. Si je ne le trouve pas, je t’abandonne la place.

Le Borgne se pince le menton, indécis.

- Tu me laisses le champ libre ?

- Entièrement libre. Et je vais même te faire une fleur : si je ne le trouve pas, je t’apprends les méthodes romaines.

- Pour « ravager » comme tu dis. Merci bien, je tiens à ce qu’elles rapportent.

- Oh il y a d’autres moyens, précise Manuel, douloureux mais pas irréversibles. Le tout c’est de doser. Et puis on peut toujours les bâillonner. D’ailleurs qui donc ici est arrêté par les cris de ces chiennes en chaleur ?

Les rires fusent.

- t’as raison, lance un homme, moi, ça m’excite.

- Faut les dresser

- Et puis on paie ; on fait ce qu’on veut !

Manuel a un sourire satisfait.  Le Borgne finit par se décider ;

- Et bien d’accord. Ca peut toujours servir. Mais mettons nous bien d’accord. Si tu ne le trouves pas, je garde Juana et le petit et toi tu me donnes ta place et tes conseils. 

- D’accord, acquiesce Manuel. Mais si je le trouve, tu me les abandonnes tous les deux et j’en fais ce que j’en veux.

- D’accord.

- Tu lui donnes jusqu’à quand pour le trouver ? demande un petit maigre.

 - C’est une bonne question, réplique le Borgne. Disons qu’on commence le 1er Juillet, histoire de se retourner. Moi aussi je vais te faire une fleur, Manuel. Choisis toi même la date.

Manuel réfléchit un instant en dévisageant Juana, muette de terreur

- Attends, il me faut un peu de temps et je veux qu’elle ait peur.  J’ai une idée. Tu te rappelles, Juana, ce jour où nous nous sommes rencontrés. C’était à   Pâques, il y a ...des siècles. Et bien je vais fêter notre anniversaire à ma manière. Et tu t’en souviendras.

Puis il se tourne vers le Borgne.

- Donne moi jusqu’à   Pâques. Ca me laisse neuf mois : juste le temps qu’il faut pour avoir un enfant.

Le Borgne éclate d’un rire épais, bruyant.

- Très drôle ! Ca me va, approuve-t- il en tendant la main à Manuel.

- Attends un peu, proteste le jeune homme. J’ai quelques petites conditions.

Le Borgne se renfrogne.

- Des conditions ? Quelles conditions ? J’aime pas ça.

Manuel lui dédie un sourire éclatant.

- Tu vas voir, rien de bien méchant. D’abord, interdiction de faire du mal à l’enfant : pas de mutilations ni de coups. Faut que je m’y retrouve. Et puis je me le réserve.

- D’accord, acquiesce le Borgne

- Interdiction de le faire sortir de Castille. Sinon ce n’est plus du jeu.

Le Borgne hésite un peu.

- D’accord, lâche -t- il à contrecoeur.

- Enfin, je veux avoir le droit d’aller voir Juana plusieurs fois. Comme client, précise-t- il d’un air mauvais. Je te paierai le double du prix.

Épouvantée, Juana se tourne vers son souteneur.

- Je t’en supplie, ne le laisse pas faire !

Le Borgne hausse les épaules.

- Lui ou un autre, peu importe ; du moment qu’il paie, ça m’est égal. Mais attention, Manuel, tu ne l’abîmes pas, faut qu’elle serve.

- D’accord, concède le jeune homme, je viendrais en dernier, comme ça elle pourra se remettre.

- Mais pourquoi, pourquoi ? demande Juana affolée.

- Mais, ma belle, réplique sèchement Manuel, pour te donner un avant goût de ce qui t’attend. Neuf mois, c’est long. Faudrait pas que tu te crois à l’abri. Et puis j’ai bien droit à une petite revanche, non ? Comme ça, je n’aurai pas tout perdu.

Juana se jette aux pieds du Borgne.

- Ne le laisse pas faire, je t’en supplie. Je ferai tout ce que tu voudras mais ne me donne pas à lui.

Le Borgne la repousse brutalement ;

- De toute façon, tu feras tout ce que je voudrai. Sinon tu sais ce qui t’attends et ce qui attend ton mouflet. Alors tu le recevras et gentiment encore. Ca me paiera de toutes les difficultés que tu m’as faites au début.

Juana éclate en sanglots ;

- C’est ça, pleure, lance le Borgne. Ca ne sert à rien et ça t’enlaidit mais si t’aimes ça, pleure. Seulement méfie- toi. On saura te faire pleurer pour quelque chose.

Manuel reprend la parole et s’adresse à la foule.

- Vous êtes tous témoins du pari ?

- Nous sommes témoins, répondent les hommes.

Manuel tend la main au Borgne et le pacte est scellé. La nouvelle du pari a fait grand bruit dans Tolède et chacun y va de son commentaire

- Si seulement ils pouvaient s’entre-tuer, ces brigands.

- Pensez-vous, la mauvaise graine, c’est résistant !

- Quand même, s’en prendre à un enfant !

- Tout ça, c’est malfaisants et compagnie.

- N’empêche, va y avoir du spectacle !

Indifférent à tout ce tapage, Manuel se dirige d’un pas décidé vers l’Auberge del Arco  et s’installe à une table qui ne tarde pas à être le point de mire de l’assemblée.

- Anita ! Du vin !

Mais visiblement Anita n’est pas pressée de le servir.  Manuel réclame encore son vin deux ou trois fois mais les servantes ne le regardent même pas. Il finit pas en empoigner une au passage.

- Tu me sers ou je me fâche ? gronde-t- il

- Si tu veux te fâcher, va donc voir Anita aux cuisines, rétorque la fille, vous serez sûrement deux !

- Ah c’est comme ça ! Très bien, j’y vais !

Le jeune homme traverse à grands pas la salle et pénètre dans la cuisine. Anita est bien là, très occupée à fourrer une énorme poularde.

- C’est la nouvelle mode de ne plus servir les clients ? lance Manuel

Anita ne lève même pas les yeux. Manuel insiste.

- Tu es devenue muette ? Ou tu as décidé de fermer boutique ?

- Fermer boutique ? Pourquoi ? Il n’y a que toi que je ne veux plus servir !

- Et je peux savoir pourquoi ?

- Pourquoi ? explose Anita. Tu demandes pourquoi ? 

- Ca m’intéresse, oui.

- Comment ! Je passe une semaine chez ma sœur pour l’aider à soigner sa petite dernière et quand je rentre, c’est pour apprendre, un, ton retour et deux, cet infâme pari ! Et tu me demandes pourquoi je refuse de te servir ? Mais c’est toi que je devrais embrocher, pas cette poularde !

Manuel la fixe avec des yeux ronds et éclate de rire.

-  J’avais complètement oublié ! Voyons, Anita, calme-toi.

- Me calmer, misérable, me calmer !

Manuel vérifie que la porte de la cuisine est bien fermée, que tous les marmitons et servantes sont occupés dans la salle et qu’aucune oreille indiscrète ne traîne dans le coin.

- Il est inutile de chercher à m’embrocher, je te le jure, dit il à voix basse. Ce n’est vraiment pas le moment.  Pas avant que j’ai retrouvé le petit et sorti Juana des sales pattes du Borgne.

Anita fronce les sourcils.

- Qu'est-ce que tu racontes encore, mauvais sujet ?

- La vérité. Si tu ne me crois pas, demande à Don Esteban et à Juana. Eux, ils savent à quoi s’en tenir.  Si tu avais été là, je t’aurais prévenue mais cela s’est fait si vite...

- Je ne comprends pas... grommelle Anita qui s’est un peu radoucie.

- Réfléchis, voyons. Le Borgne et sa clique tiennent le petit, non ?

Anita soupire et hoche la tête.

- Bon. Impossible d’agir au grand jour, alors. Tu me vois lui demandant la liberté de Juana et de Tito ? Même pour tout l’or du monde, il ne me le dirait pas. Il est bien trop malfaisant !

- Sur que ça lui plaît de nous torturer comme ça, acquiesce Anita, les larmes aux yeux.

- Tu vois ! Alors il a bien fallu que je joue la comédie. Une comédie atroce, d’accord mais des saletés dans ce genre là sont toujours disposées à croire le mal qu’ils seraient capables de faire. Le Borgne n’a aucun doute sur mes intentions. Et c’est fait pour.  Je n’ai même pas prévenu tes fils ni personne d’autre. L’essentiel c’est que je retrouve le petit le plus vite possible.  Évidemment, personne ne doit être au courant de mes véritables mobiles.   La fin justifie les moyens.

Anita pousse un profond soupir.

- J’aime mieux ça !

- Voyons, Anita, tu crois que je serais capable de faire du mal à mon fils ?

La cuisinière le fixe un instant, les yeux écarquillés.

- Ton ... quoi ?

- Mon fils. Quand toute cette histoire sera réglée, j’épouse Juana et je reconnais Tito.  Si tu m’accordes la main de ta fille, évidemment.

De saisissement, Anita se laisse tomber sur un banc providentiel.

- Si je m’attendais à ça...

Manuel sourit.

- Tu sais que je pourrais me sentir vexé que tu m’aies cru capable d’une telle infamie ?  Mais je préfère considérer ça comme un hommage à mes talents de comédien.

- Tu es impossible...

- Peut-être mais il va falloir te montrer à la hauteur.

- A la hauteur ?

- Dame ! Normalement, je suis venu ici pour me fâcher et vu ma réputation, tu ne peux pas t’en tirer comme ça.

Anita hoche la tête.

- Et vu la mienne, il faut au moins que je donne de la voix. Tiens, là, cette pile d’assiettes, ça ne ferait pas mal dans le décor, non ?

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09/03/2009
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