A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 52 La révélation

CHAPITRE 52 La révélation

Quand Manuel entre dans l’église, Don Esteban lève le nez de son bréviaire, reconnaît le jeune homme et sourit. Mais Manuel semble avoir perdu sa bonne humeur et se laisse tomber sur un banc prés du prêtre.

- Et bien Manuel, que se passe-t- il donc ? Tu as l’air bien découragé.

Le jeune homme hausse les épaules.

- Je n’en peux plus, padre. C’est trop dur. Je commence à désespérer.

- Ce qui est bien le péché le plus imbécile qui soit.  N’oublie pas : Dieu aide ceux qui s’aident.

- Je sais tout cela mais c’est si lourd, padre...

- Chacun porte sa croix, mon fils. Qui a dit que vivre debout était simple ?

Manuel soupire profondément.

- Et puis, je ne sais pas si je ferais un si bon père. Au fond, je me suis lancé là dedans sans trop réfléchir. Je ne sais pas si c’est une bonne idée mais je ne voyais rien d’autre à faire...

Un temps.

-  Et je ne vois toujours rien d’autre... Mais devenir père, fonder une famille... Je ne me sens pas du tout prêt...

- Rassure-toi, Manuel, personne n’est jamais prêt. Crois-tu qu’Abraham s’attendait à la naissance d’Isaac ? Il faut faire face, c’est tout et apprendre jour après jour. C’est le seul secret, s’il en est un. Mais c’est aussi l’aventure la plus exaltante que je connaisse !

L’enthousiasme de son ami gagne Manuel qui réussit à sourire.

-  Vos souvenirs sont toujours aussi vivaces, padre !

Le prêtre le regarde un instant, interdit.

- Mes souvenirs... Oui, tu as raison.

A ce moment précis ils entendent la porte de l’église s’ouvrir. Rafael, tenant Luisa par la main, un paquet sous le bras, se dirige en souriant vers Don Esteban.   Les arrivants saluent Manuel qui s’est un peu éloigné, Le jeune homme leur rend leur salut, les contemple un instant et tressaille.

- Quel bon vent vous amène, mes enfants ?

- On voulait te voir, lance la fillette.  Il faut que tu me racontes des histoires.

Rafael soupire.

- Elle a absolument tenu à venir mais elle interprète encore à sa manière. Je voudrais qu’elle vienne au catéchisme.

Luisa hausse les épaules.

- C’est ce que je dis, affirme-t- elle, piquée.

Don Esteban se penche vers   elle.

- Tu as raison, Luisa, c’est la plus belle des histoires que je vais te raconter.

- Si en plus, vous lui donnez raison ! s’exclame   Rafael, mi fâché, mi amusé.

- Don Esteban m’écoute, il est gentil, lui ! proteste l’enfant.

Le prêtre essaye à grand peine de garder son sérieux et s’adresse à Rafael.

- Je fais le catéchisme le mercredi en tout début après midi. En Hiver, il fait nuit tôt et en été la pièce est bien fraîche.

- Parfait, acquiesce   Rafael. Mais j’aimerais aussi que vous lui appreniez à lire et à écrire.

Le sourire de Don Esteban devient rayonnant et un ancien proverbe andalou lui revient en mémoire « l’encre de l’élève est plus sacrée que le sang du martyr » Inutile de formuler cela à voix haute !

-  Et bien, nous ferons cela en même temps que le catéchisme. J’ai une douzaine d’enfants en ce moment.  Elle peut venir dès mercredi prochain.

- C’est parfait alors, affirme Rafael. Mais je voulais aussi vous apporter des chandeliers.

- Des chandeliers ?

- Ceux qui vont avec le plat à aumônes, padre, je viens juste de les terminer.

Et Rafael déballe le paquet qu’il avait posé sur un banc.  Il en tire deux magnifiques chandeliers damasquinés : lys, croix, poissons, dés, coq, couronnes d’épines, vases sacrés, fleurs, volutes, rien n’y manque. Bouche bée, Don Esteban tourne et retourne les objets, s’émerveillant de chaque détail.

- C’est extraordinaire, souffle -t- il, tu es vraiment un grand artiste.

- J’ai surtout eu de bons maîtres. Comme je me suis beaucoup promené, j’ai pu me frotter à des techniques variées.

Mais Luisa, un instant délaissée, s’ennuie.

- Tu viens manger à la maison, ce soir ? interroge-t- elle, maman a fait des cailles, ça sentait drôlement bon !

- Je ne voudrais pas... commence Don Esteban

- Padre, vous allez dire une bêtise, coupe Rafael. De toute façon, Lila mettra votre couvert.

- Dans ce cas, avec grand plaisir.

-  Tu n’oublies pas ma poupée ! insiste la fillette.

-  Luisa, tu exagères ! gronde son père.

- Laissez, chose promise, chose due.

Après un dernier salut, le père et la fille prennent congé. Manuel se rapproche et admire à son tour les chandeliers.

- Quel travail magnifique !  Il a un goût très sûr ce Rafael. Je parie que ceux là vous n’allez pas les vendre ! taquine -t- il. Pourtant je suis sûr que vous en tireriez un bon prix.

Don Esteban hausse les épaules.

- Je ne peux pas faire un tel affront à un paroissien aussi zélé. Et ne me parle surtout pas de Berenguela Rodriguez !

Manuel se met à rire pendant que le prêtre installe avec soin les chandeliers sur l’autel et s’éloigne pour juger de l’effet produit.

- Dites moi, padre, il est bien de Grenade ?

- Qui, Rafael ?

- Évidemment, Rafael !

- Il dit y être né.

 - Ça faisait une belle concentration d’andalous, reprend Manuel. Décidément Rome n’est plus dans Rome !

Mais Don Esteban ne l’écoute pas et murmure « il me faudrait des fleurs fraîches »

- Tu viens avec moi au jardin, Manuel ?

- Bien sûr, padre. Je ne suis pas encore lassé de votre compagnie. 

Juste derrière l’église, Don Esteban entretient soigneusement un petit jardin aux fleurs multicolores.  Il les examine soigneusement et fait son choix. Manuel l’observe en silence et déclare finalement.

- J’ai bien fait de vous suivre. L’air me fait du bien. Tout à l’heure, dans l’église, j’ai dû avoir une hallucination.

Don Esteban cueille une dernière rose   se redresse et répète.

- Une hallucination ? Comment ça ?

- En vous regardant tous les trois d’un peu loin - je ne voulais pas être indiscret -je vous ai trouvé un air de famille. Un je ne sais quoi, les attitudes, le profil.  Rafael surtout.

Don Esteban baisse les yeux, contemple un instant les fleurs et regarde son ami bien en face.

- Pourtant, c’est plutôt à sa mère qu’il ressemble.

Manuel respire à fond et sourit.

- Alors, j’ai bien deviné ? C’est incroyable !  Votre fils ?

-  Mon fils. Dieu a permis qu’il vive et Il me l’a rendu.

Manuel siffle doucement et arbore un large sourire.

- Si je comprends bien, vous voilà enfin nanti d’une famille ; avec enfants et petits enfants. Comme dit Giacomo, Dieu paie tard mais il paie largement. Et franchement vous l’avez bien mérité. Je suis sincèrement ravi pour vous.

- Je ne sais pas si je l’ai mérité mais les dons de Dieu ont la gratuité de la foudre et la beauté des crépuscules. Je ne cherche ni à comprendre ni à expliquer Sa Grâce. Mais je Le remercie de tout mon cœur.

- Amen, ajoute Manuel.   Et Rafael ? Vous lui avez dit ?

Don Esteban secoue la tête.

- Inutile, Manuel, il n’a pas besoin d’un père. Sa vie est faite. Et faite sans moi.

Le jeune homme regarde son ami bien en face.

- Et qui vous dit qu’elle ne serait pas encore mieux faite avec vous ?

- Il est trop tôt, Manuel. Ou trop tard. Je viens juste de le retrouver. Et je ne suis pas sûr de bien interpréter la volonté de Dieu.   S’Il veut que je révèle la vérité à Rafael, Il saura bien m’envoyer un signe.

Manuel a une moue dubitative et s’abstient de répondre.

Un peu plus tard, Don Esteban fait ses courses.

- D’accord, padre, six douzaines de cierges. Et avec ça ?

Don Esteban regarde autour du lui, inspectant les rayons de la boutique.

- Mets-moi une dizaine d’écuelles d’argile et des plumes taillées. Tu as du miel ?

Le marchand sourit.

- J’ai même celui que vous aimez.

- Parfait.

Don Esteban règle ses achats en soupirant - décidément tout augmente - et prend le chemin de l’église quand de violents éclats de voix lui parviennent. Intrigué, il se dirige dans leur direction. Cela semble venir de chez Rafael et il presse le pas. 

- Jamais je ne paierai ce prix là ! C’est du vol !

- Rends-le moi alors !

- C’est ça ! Pour que tu voles d’autres pigeons !

- Évidemment tu peux parler de vol ! Tu es un connaisseur !

Les nombreux badauds se mêlent à la dispute qui s’envenime rapidement. Don Esteban réussit à se frayer un chemin et demande :

- Qu'est-ce qui se passe ici ?

      Rafael      le reconnaît et soupire :

- Il m’a commandé un vase et refuse de le payer.

- Ah pardon, précise l’homme, un certain Vasquez, je refuse de la payer ce prix là. C’est bien trop cher.

- Pourtant c’est le prix convenu, lance Lila, furieuse.

- Ca c’est toi qui le dis !

- C’est incroyable, une telle mauvaise foi ! reprend la jeune femme. Enfin, padre, regardez ce vase, n’est il pas magnifique ?

Don Esteban saisit l’objet qu’on lui tend, et, comme d’habitude, est ébloui par le travail minutieux de l’orfèvre.

- Tu as raison, il est splendide.

- Évidemment, ça m’aurait étonné que vous lui donniez tort ! lance rageusement Vasquez.  Les étrangers, ça se serre les coudes !

Les cris fusent.

- Comment oses- tu traiter Don Esteban d’étranger, canaille !

- Et alors, il est né à Tolède, peut-être ? Y en a marre de ces gens qui viennent voler le pain des autres ! C’est jamais qu’un sale andalou !

-  Ordure !  On va t’apprendre les bonnes manières !

Malgré les efforts conjugués de Don Esteban et de Rafael, la querelle dégénère en bagarre et bientôt arrivent des alguazils, attirés par le bruit.  Au prix de quelques coups et de beaucoup de menaces, ils arrivent enfin à ramener un semblant d’ordre.

- J’attends vos explications, ordonne le chef de l’escouade.

- C’est à cause de ce bâtard ! siffle Vasquez, il veut voler les honnêtes castillans !

- Comme honnête castillan, tu te poses un peu là ! réplique vertement l’un des badauds.

- N’empêche, y aurait moins d’étrangers, on se porterait mieux, poursuit Vasquez qui ne veut pas renoncer à sa colère.

- La question n’est pas là, déclare Don Esteban aussi calmement qu’il le peut.  Ce n’est pas la première fois que tu veux payer au rabais et que tu fais des histoires.

- Ce n’est pas non plus la première fois qu’il y a des histoires dans cette boutique. Ca commence à bien faire. On n’aime pas les fauteurs de trouble ici, déclare le chef en regardant fixement       Rafael.

Celui-ci écarquille ses yeux d’or.

- Quoi ! On veut me voler, on m’insulte, on m’empêche de faire mon métier et c’est moi le coupable ! Elle est bonne celle -là !

- Qu'est-ce qui me prouve que ce n’est pas toi le voleur ? poursuit l’alguazil. Tu as très bien pu augmenter les prix sans en avertir tes clients.

- Je connais Rafael, intervient Don Esteban, ce n’est pas son genre.

- Il n’y a pas six mois qu’il est installé, comment voulez vous savoir ce qu’il vaut ? lance Vasquez.  Ma parole vaut bien la sienne.

- Surtout qu’on sait pas qui c’est, déclare un compagnon de Vasquez. L’a pas été fichu de nous nommer ses parents !

Sous le coup, Rafael pâlit et se mord les lèvres.

-  Est-ce vrai ? interroge durement l’alguazil

Rafael hésite un moment avant de répondre.

- C’est vrai. Mes parents sont morts à ma naissance, réplique Rafael, embarrassé, je ne les connais pas.

- Comme c’est commode ! poursuit Vasquez. t’es le fils de personne, quoi ! Et tu  veux  qu’on te croie ! Moi au moins, j’ai cent témoins et toute ma famille pour affirmer mon honnêteté ! Et toi ?

- Qu’as- tu à répondre à cela ? gronde le chef des alguazils. Je te préviens, s’il y a encore des histoires, tu videras les lieux. On n’aime pas les gens louches, ici. Alors qui peut répondre de toi ?

Don Esteban fait deux pas en avant.

- Moi.

L’alguazil lui lance un regard agacé.

- Ne vous en mêlez pas, padre. Avec vous, les pires criminels sont toujours innocents. Ce n’est pas de charité qu’on a besoin, pour l’instant

- On a toujours besoin de charité, rétorque vivement le prêtre. Mais tu m’écouteras. J’ai une très bonne raison pour répondre de ce jeune homme.

L’alguazil a une moue dubitative.

- Et peut-on savoir laquelle ? demande-t- il d’un ton goguenard.

- C'est mon fils.

Un silence pesant, ébahi, tombe sur l’assemblée

- Ne plaisantez pas avec ça, padre, gronde l’alguazil.

- Plaisanter ? Vous croyez que j’ai le cœur à plaisanter alors qu’un miracle de Dieu m’a rendu mon fils !

Toute l’assemblée fixe l’homme qui vient de reconnaître son fils et de le déclarer sien. Son visage rayonne et une telle certitude émane de lui que tous comprennent qu’il dit la vérité.  Fascinés, ils portent alors leurs regards sur l’orfèvre qui semble pétrifié. Peu à peu, sans un mot, sans un geste, saisis de cette peur qui vous étreint devant le sacré, badauds et alguazils s’éloignent doucement. Dans la rue déserte, le père et le fils sont face à face, n’osant bouger. Puis, peu à peu, un sourire fragile se dessine sur leurs lèvres et ils marchent l’un vers l’autre à petits pas, émerveillés et prudents, comme s’ils craignaient de faire s’envoler un oiseau.  Enfin, Don Esteban ouvre ses bras comme des ailes et Rafael s’y laisse tomber sans retenue. Les deux hommes s’étreignent ardemment. Le premier, Rafael retrouve l’usage de la parole.

- Venez, père, rentrons chez nous


09/03/2009
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