A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 3 Séville reine du monde

CHAPITRE 3 Séville, reine du monde

 

Séville.  Séville et ses rues où bat le cœur du monde. Séville et son port où arrivent les trésors d'Amérique et les produits de toute l'Europe. Séville et ses campagnes aux innombrables vergers.  Séville est un univers, Séville est l'univers. Et pas seulement parce que les pays d'Europe s'y sont donné rendez vous : on y croise Génois et autres Italiens, Flamands, Portugais et Français ; pas seulement parce que les autres régions d'Espagne y sont représentées, Basques surtout mais aussi Castillans, Asturiens, Galiciens, Aragonais, Catalans ; pas seulement parce que conquérants chrétiens, juifs et musulmans soumis y ont cohabité pendant très longtemps. Séville c'est tout cela et bien plus que cela.  Ce sont des humanistes, des poètes, des peintres, des orfèvres, des médecins, des cosmographes, des bibliophiles comme Hernando Colomb, le fils de l'Amiral dont la bibliothèque se monte à vingt mille volumes.  C'est le premier imprimeur d'Erasme et la première pharmacie envoyée vers le Nouveau Monde.  Séville, mère des arts, carrefour de rencontres, gloire de l'Espagne. Sur le grand fleuve, se croisent toutes sortes de bateaux : caravelles, caraques, hourques, galères et galéaces mais le trait d'union entre les deux rives est un ensemble de treize barques de trente-et-un coudes de long, assez espacées les unes des autres pour que l'eau puisse circuler. Attachées et ancrées au fond, elles servent d'appui à de solides planchers de chêne, larges de cinquante paumes, merveilleusement entrelacés. Elles supportent à longueur de journées les multiples allées et venues des hommes et des animaux qui font trembler les lattes et résistent plus ou moins bien au fleuve. Mais quand le Guadalquivir cesse d'être le chevalier servant des deux rives et se met en colère, il lui arrive de se détacher des piliers qui le retiennent à l'Arenal ou bien des pivots et du crochet fixé au mur du château San Jorge, sur la rive de Triana. Et les réparations ne sont pas toujours à la hauteur...

Enfin, les formalités sont accomplies et les conquérants en soupirent d'aise. Autour d'eux, la berge est semée de coques mises à sec, simples carcasses ou presque achevées, des tas de bois destinés à la construction navale et   beaucoup de petites échoppes qui attirent le chaland. Un peu plus loin des cavaliers un peu hautains croisent des moines en pleine conversation tandis que des femmes voilées à la manière arabe marchent à petits pas, suivies de près par quelque serviteur dévoué.  Appuyés au mur ou assis un peu partout, des observateurs nonchalants observent tout ce petit monde.  Soudain on entend des éclats de voix.

- Vous allez bientôt vous taire, bande de pies ! tonne un homme d'un certain âge.

- Ca va, hein, espèce de brute, on ne t'a rien demandé ! répond une lavandière à la langue bien pendue

- Vous nous cassez les oreilles !

La femme prend ses compagnes à témoin.

- Non mais regardez moi ce gros plein de soupe ! Comme si être gardien de pêcherie c'était un métier fatigant !

Les passants haussent les épaules.  Pourquoi s'en faire : Séville n'est-elle pas le centre du monde ? Jusqu'à la découverte des Indes, l'Andalousie passait pour la borne du monde. Les mythiques pommes d'or du jardin des Hespérides, le lieu le plus éloigné de la terre et auprès duquel Hercule planta ses fameuses colonnes, n'étaient elles pas ces rayonnantes oranges qui parent la cour des Orangers de la Cathédrale ?  Mais maintenant que le monde s'est agrandi d'un continent, l'antique borne est devenu centre et   milieu du monde.

 Don José et ses compagnons avisent une auberge réputée. L'aubergiste pose devant eux un excellent vin de Montilla et jette un regard satisfait aux nombreux convives. don José repose son gobelet et s'essuie la bouche d'un revers de main satisfait.

- Décidément, le bon vin ne se trouve qu'en Espagne.

Don Martin ne répond pas et termine son poisson frit.

- Et bien, ça marche, l'appétit ! lance don José, goguenard. Tu n'as pas peur de succomber au péché de gourmandise ?

Martin lui lance un regard noir.

- Je refais mes forces afin de servir Dieu. Il n'a que faire de serviteurs débiles.

- Bien sûr, bien sûr, se hâte d'approuver son cousin. Puis, soucieux de changer de conversation :

-Je suis bien content d'avoir largué ces satanés Indiens au couvent. Ils commençaient franchement à m'horripiler.

- Moi aussi, je l'avoue, acquiesce Martin. La fréquentation des êtres inférieurs m'ennuie. Et je désespérais d'amender ces sauvages.

- Ca, faut dire qu'on ne leur a pas ménagé les ... corrections !

Il éclate d'un rire épais.

- Si, avec ça, ils n'ont pas appris les bonnes manières, c'est à n'y rien comprendre !

Don Martin se raidit et déclare d'une voix tranchante :

- Le péché est comme une herbe folle : il faut l'arracher dès qu'il pousse. Les plus grands chênes ont d'abord été des glands.

Don José sourit.

- Reconnais que j'y ai mis du mien.

- Je le reconnais. Tu auras ta part dans leur salut. Il faut savoir être ferme. Tiens, un jour, à Hispaniola, un de mes serviteurs a laissé tomber un plat et a blasphémé. Je ne pouvais pas laisser passer cela. D'abord, je l'ai enfermé dans un in pace que j'avais fait construire à cet effet : c'est tellement petit qu'on ne peut ni s'allonger, ni se mettre debout ni même s'asseoir. Je t'assure que le lendemain matin, il n'avait plus envie de blasphémer. Mais je voulais être sûr d'avoir extirpé le péché. Alors je l'ai mis au pilori, dans la cour, devant tous, en plein soleil. J'ai ordonné que pendant deux jours, on ne le nourrisse que de piment.

- Du piment ?

- Oui. Afin que ses entrailles soient torturées par la faim et ses lèvres par le feu. Dieu l'a décrété ainsi : on est toujours puni par où on a péché.

- Du piment et pas d'eau ? interroge don José d'une voix étranglée

- Si, on lui donnait à boire une fois par jour. Pour prolonger ses souffrances. Ne vaut il pas mieux que son corps brûle sur terre que son âme en enfer ?  Je peux te dire qu'après tout cela, plus un blasphème n'a franchi ses lèvres. Et cela a servi de leçon aux autres.

- Je n'en doute pas, murmure don José.

Don Martin conclut :

- Je suis heureux et fier d'avoir contribué à leur salut.

Un temps. L'aubergiste dépose un nouveau pichet de vin sur la table.

- Puisque nous sommes de toute façon bloqués par les formalités, déclare don José, j'ai bien l'intention de profiter des fêtes de Séville. A commencer ce soir dans quelque honnête lupanar. Et toi ?

- Demain, j'irais faire dire une messe d'action de grâces pour cette heureuse traversée.

Don José regarde un instant son cousin. Puis il lui lance un coup d'œil malicieux.

- Demain, bien sûr. Moi aussi j'irai rendre grâce à Notre Seigneur. Mais pour ce soir, ne me dis pas que tu vas passer la soirée à dire ton rosaire ! Depuis le temps que tu te contentes d'Indiennes rances !

Don Martin a un petit sourire en coin.

- C'est vrai que je frotterai bien mon cuir contre une peau blanche, reconnaît-il.

- Ah tu me rassures ! Mais n'oublie pas de te confesser.

- J'irai demain en même temps que la messe.

- Ben, voyons, songe don José, narquois.

Ils finissent leur vin et se lèvent.

- Bon, alors, chacun pour soi ! lance don José en s'éloignant. Martin hoche la tête et rajuste le chapelet d'or qui luit sur sa poitrine. Enfin il se trouve dans le quartier adéquat : il n'a que l'embarras du choix. Les chandelles attendent patiemment leur client, les marcheuses battent le pavé et là, à l'auberge où il jette un coup d'œil blasé, les montantes aguichent les clients.  Soudain, il tressaille : cette gamine, là, à la peau laiteuse et aux cheveux clairs, ressemble aux anges des vitraux. Avoir un visage de sainte et se donner ainsi au diable, c'en est trop. Il faut lui faire payer. Il fait signe à la fille et l'entraîne brutalement.  La porte à peine poussée, il retire pourpoint chausses et chemise.  La fille s'étonne.

- C'est quoi, cette tunique sous ta chemise ?

Don Martin a un sourire sombre.

- C'est un cilice, en vrai poil de chèvre.  Tu verras, y a pas plus rude.

- Un cilice ! s'exclame la fille. Mais tu ne l'enlèves pas ?

- Qu'est-ce que tu crois, chienne impudique que tu es ? Que j'allais contenter les désirs impurs ? Tu es là, lascive, à attendre qu'un homme éteigne le désir qui te brûle. Tu comptes sur les filets de ta chevelure pour l'attraper et le forcer à te donner du plaisir. Tu vas voir qui soumet l'autre !

La fille se rebiffe.

- Pour toute putain qui se vend, y a un homme qui achète, Monseigneur. Et bien content, encore !

Don Martin blêmit et gifle la fille à toute volée.

- Après tout, vous êtes peut-être capon ! lance-t- elle, rageuse.

Il déchire sa robe, la saisit par les cheveux, lui écrase la bouche d'un baiser sauvage, la jette sur le lit et se plaque contre elle. Sous l'étreinte, la fille gémit mais il devient encore plus brutal et   lâche un torrent d'injures. Il se fait lourd, sourd à ses cris, ne se lasse pas de la posséder et de la dominer encore. Avec colère, avec furie, avec rage. Des larmes coulent sur les joues de la fille. Satisfait, il s'assoit sur le bord du lit et souffle bruyamment.

- Catin ! Digne fille d'Eve. Tu devrais être toujours en deuil, vêtue de haillons et abîmée dans la pénitence pour  avoir perdu le genre humain.   Et tu livres en plus ton corps au diable !

Il se rhabille sans un regard pour la fille recroquevillée sur le lit.

- Dis -toi bien que cela n'est rien comparé aux tourments quoi t'attendent en Enfer si tu continues ce honteux trafic.- Alors, tu auras la poitrine rongée par des crapauds et mordue par des serpents. La poitrine et le reste !

Il rajuste son pourpoint.

- Remercie-moi donc d'avoir mortifié ton corps pour sauver ton âme et essaie de retrouver le chemin de Dieu. Il est remarquable et vraiment divin, assurément, que ce qui m'apporte gloire, plaisir et délices soit pour toi la pire des punitions !

Puis il claque la porte et descend en sifflotant, plus satisfait de lui que s'il avait gagné mille âmes au Seigneur.




10/12/2008
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