A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

A SUIVRE     Le  Voyage à l\'envers

CHAPITRE 29 Frère et sœur

CHAPITRE 29 Frère et sœur

Comme prévu, Gelmirez se rend chez son père en milieu d’après-midi.  Le « vieux poulet » suivant l’expression un tantinet irrespectueuse de Sebastian, lui ouvre sans hésiter et s’écarte instantanément car il a bonne mémoire. Dans le petit salon, Enrique distingue une silhouette inconnue : un homme assez petit, plutôt bedonnant, le poil rare et la lippe gourmande, assez chichement vêtu.  Gelmirez note avec dégoût l’air de fatuité qui éclate sur son visage couperosé.  Au même instant, il entend des coups violents à l’étage et la voix de son père qui semble furieux.

- Margarita, je t’ordonne d’ouvrir cette porte et tout de suite !  Ramon Pintor t’attend dans le salon !

- Jamais ! Je préférerais mourir !

- Margarita, je te préviens que ma patience est à bout ! Tu épouseras ce Pintor, que tu le veuilles ou non !

- Jamais ! Jamais ! Jamais !

- Tu l’épouseras ou je t’enferme dans un couvent !

- J’aime encore mieux ça que d’épouser ce porc !

- Margarita, je te préviens une dernière fois : si jamais tu refuses encore ce mariage, tu vas recevoir une correction dont tu te souviendras et je m’arrangerai pour te rendre la vie infernale.

- Elle l’est déjà !

Pendant qu’Enrique, très intéressé, s’est dissimulé dans l’ombre, Sancha monte elle aussi à l’étage. Mais elle ne crie pas, elle. Au contraire sa voix est froide et coupante.

- Écoute-moi, ma petite fille. Puisque tu refuses de sortir de ta chambre, à ta guise. Mais je veillerai à ce que personne ne t’apporte à manger. Quand tu auras faim, tu viendras.  Et dis-toi bien que c’est le genre de régime qui peut devenir ton quotidien.  Je vais aller faire chercher un serrurier et je te donnerai moi -même la discipline. C’est le seul châtiment que méritent les filles de mauvais naturel. Je te la donnerai tous les jours et jusqu' au sang s’il le faut. Avant de passer à des mesures plus sévères... Mais je te jure bien que tu céderas.

Puis elle tourne les talons, suivi de son mari qui fulmine encore imprécations et menaces, et pénètre dans le petit salon. Une fois la porte refermée, Enrique sort de sa cachette, monte doucement l’escalier et va gratter à la porte de sa sœur.

- Margarita, appelle-t- il à mi -voix, Margarita, c’est moi, Enrique.  Ouvre-moi.

- Enrique, c’est bien toi ? Ils sont partis ?

- Il n’y a personne. Voyons, Rita, tu sais bien que je ne voudrais pas te tromper.

La porte s’entrouvre, Enrique entre et la jeune fille pousse rageusement le loquet. Puis elle se jette sur son lit et éclate en sanglots. Son frère s’approche et la prend dans ses bras. Mais la petite ne se calme pas. Gelmirez le berce doucement. Finalement elle cesse de pleurer.

- Si tu savais, Enrique, si tu savais...

- Mais je sais, mon chaton, j’ai tout entendu. J’ai même vu ce ...Pintor dans le petit salon.

- Si tu l’as vu, tu comprends !  Je ne veux pas être sa femme ! Rien qu’à l’idée qu’il ... qu’il ... j’ai envie de vomir !

- Ca, je te comprends. Il n’est guère ragoûtant. On dirait un vieux chat pelé.

La jeune femme s’essuie les yeux et réussit à sourire.

- Vieux, tu l’as dit ! Il a au moins trente ans, et même trente- cinq !

Gelmirez hoche la tête.

- Un ancêtre, quoi ! J’ai bien fait de rentrer, les aventures ce n’est plus de mon âge ...

Margarita rougit violemment.

- Ce... ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, Enrique, toi ce .... ce n’est pas pareil.

- Tu as raison, moi, tu n’as pas à m’épouser ; mais tu as tort : c’est exactement ce que tu voulais dire.

La jeune fille se blottit contre son frère.

- Tu te moques de moi.

- A peine, mon chaton. Dis-moi, pourquoi veulent ils que tu épouses ce triste sire ?

- C’est un juge et père dit qu’un juge dans la famille c’est indispensable quand on fait des affaires.

- Tiens, tiens, tiens, il ne doit pas avoir la conscience bien nette, notre cher père.  Et évidemment, tu en aimes un autre ?

Margarita hoche la tête.

- Je le connais ?

Nouveau hochement de tête.

- Et qui est-ce ?

Margarita le regarde un instant avant de répondre dans un souffle.

- Arias Serrano, le joaillier.

Enrique émet un petit sifflement.

- Je comprends mieux son animosité envers les notaires et les juges, maintenant ...Mais j’ai un reproche à te faire, à vous faire : pourquoi ne m’en as -tu pas parlé ?

- Je comptais le faire mais quand tu étais riche, tu aurais peut-être cru que je voulais profiter de toi et maintenant que tu es pauvre, tu ne peux plus rien...

- Par saint Jacques, s’exclame le jeune homme, c’est le raisonnement le plus idiot que j’aie jamais entendu !

- Ne gronde pas, supplie sa sœur, j’ai assez entendu crier aujourd’hui.

- Le problème, reprend Enrique, c’est qu’ils sont parfaitement capables de mettre leurs menaces à exécution.

- Pour ça, tu peux leur faire confiance, ce ne sera pas la première fois.

Enrique regarde la petite, furieux.

- Ils t’ont déjà frappée ? Ca, ils vont me le payer. Attends un peu.

Il se lève, regarde par le trou de la serrure, tire le loquet et jette un regard dans le couloir. Personne. Il repousse le loquet et revient près de sa sœur très intriguée.

- Écoute-moi bien, Margarita. Je te jure que tu épouseras Arias avant la fin de l’été. Je m’en occupe. Tu auras juste le temps de te faire faire une robe neuve.

La jeune fille secoue la tête.

- Ne dis pas n’importe quoi, Enrique. Tu sais bien que c’est impossible.

- Impossible ? Oh que non, très possible au contraire.

- Comment veux- tu que père accepte ça ?

- Parce qu’il va avoir beaucoup à faire pour retrouver mes bonnes grâces. Comme tout le monde, d’ailleurs.

- Tes bonnes grâces ? Je n’y comprends rien, Enrique, tu me fais peur.

- C’est bien malgré moi, mon chaton. Voilà mon secret : il tient en cinq mots. Je ne suis pas ruiné.

- Tu n’es pas ruiné ? répète Margarita sans comprendre.

- Je ne l’ai jamais été. Je suis parfaitement en règle, je n’ai pas de problèmes avec la justice et je suis toujours aussi riche.

- Mais alors, ces ... ces rumeurs ?

- Tu sais, les rumeurs, ça va, ça vient, on ne sait jamais vraiment qui les a lancées. Mais c’est parfois très utile pour connaître les vrais sentiments des gens.

Margarita regarde son frère fixement, ouvre la bouche deux ou trois fois et se jette à son cou.

- Que je suis contente pour toi, Enrique !

Gelmirez l’embrasse.

- Bon, maintenant parlons de choses sérieuses. Évidemment je pourrais acheter le consentement de père. Mais ce serait immoral.

- Tu as raison, Enrique.

- Oui, je ne veux pas que cette fripouille reçoive le moindre maravédi pour ce qui devrait aller de soi : le bonheur de sa fille. Je dois trouver autre chose. Mais d’abord je vais leur dire la vérité, toute la vérité. Ca devrait lui plaire, à ton juge.

Un instant interdite, Margarita se met à rire.

-  Tu me promets que je n’épouserai pas Ramon Pintor ?

- Celui-là, s’il ose seulement lever les yeux sur toi, je lui fais traverser l’Atlantique à la nage !

La jeune fille a un rire joyeux

- Allez, conseille Enrique, sèche tes larmes, passe-toi de l’eau sur le visage et remets un peu d’ordre dans ta tenue. Je t’invite au spectacle.

- Au spectacle ?

-  « Comment Ramon Pintor, juge de son état et prétendant indésirable, fut à tout jamais chassé de la maison et de la vie de Margarita Gelmirez. »

- Je suis sûre que la pièce va me plaire.

L’arrivée d’Enrique tenant sa sœur par les épaules fait sensation au petit salon. Le señor Pintor arbore un sourire de contentement qui fait plaisir à voir : décidément, toutes succombent à son charme ! Le sourire du notaire est un peu plus carnassier.

- Margarita, enfin, te voilà raisonnable.

- Très raisonnable, mon père, assure Enrique, si raisonnable qu’elle souhaite se marier.

Les dignes parents se tournent vers Pintor avec un air de triomphe.

- Enfin, persifle Sancha, tu t’es rangée à mes raisons, Margarita. Tu m’en vois ravie.

- Il y a juste un petit détail, annonce Enrique.

- Un détail, quel détail ? demande Benito, soudain inquiet.

- C’est très simple : ce n’est pas Monsieur qu’elle va épouser.

- Quoi ? rugit don Benito.

- Quelle est cette plaisanterie ? demande Pintor d’une voix affectée.

- La plaisanterie, mon cher, rétorque Gelmirez, c’est que vous ayez songé à épouser ma sœur. Mais regardez-la et regardez-vous. Elle est belle, jeune, intelligente, charmante en un mot. Vous êtes poussif, laid, stupide, arrogant, imbu de votre personne, bref puant. Dieu ne permettra pas une telle infamie !

- Enrique, tu dépasses les bornes ! Sors d’ici tout de suite et ne t’avise pas d’y remettre les pieds. Quant à toi, Margarita, je vais te faire regretter ton geste !

- Mais pour qui vous prenez-vous, Monsieur, et surtout pour qui nous prenez-vous ? lance Pintor d’un ton sarcastique.

Gelmirez lui dédie son plus joli sourire.

- Voyons, Monsieur, il y a des dames ici. Permettez-moi de n’être pas grossier devant elles.

Doña Sancha croit bon alors d’intervenir.

- Enrique, c’en est trop. Tu vas sortir d’ici, nous ne voulons plus te voir surtout maintenant.

- Que je suis ruiné et en ... délicatesse avec le roi, n’est-ce pas ? complète le jeune homme sans se laisser démonter par le regard impérieux de sa mère. Seulement voilà, je ne suis pas ruiné et je suis parfaitement en règle avec la loi.

Ces simples mots n’eurent pas du tout le même effet que sur Margarita. Doña Sancha hausse les épaules.

- Ne dis pas n’importe quoi, Enrique, nous savons la vérité.

- Voyons, ma chère mère, il ne faut pas croire tout ce que l’on raconte. Mais si vous mettez ma parole en doute, interrogez le courrier royal. Il arrive juste de Tolède, je le connais de vue, il travaille pour le Conseil des Indes.  Il saura vous dire de quoi il retourne.

Doña Sancha et son mari échangent des regards inquiets. Quant à Ramon Pintor, la carrure de Gelmirez a eu raison de ses velléités de résistance. Un silence pesant s’installe. Enrique décide finalement de le rompre.

- Bien, je vais vous laisser réfléchir.  Margarita va passer la journée chez une amie et j’espère pour vous qu’elle n’aura pas à se plaindre de quoi que ce soit.  Toi, mon bonhomme, poursuit il en s’adressant au prétendant qui se ratatine à vue d’œil, si tu oses seulement encore penser à elle, je te jure que cette pensée sera la dernière ! Enfin, chers parents, vous pouvez disposer de ma chambre, je préfère loger chez de vrais amis. Bonsoir.

Une fois dans la rue, après qu’ils se sont un peu éloignés, Margarita consent à quitter les bras fraternels.

- Qu’est-ce que j’ai eu peur, souffle-t- elle.

- Moins que Pintor, assure son frère avec un sourire en coin.

Elle sourit.

- Maintenant, avant de te laisser chez ton amie, je trouve qu’il faut fêter ça. Que dirais-tu d’un joli bijou acheté dans certaine bijouterie de ma connaissance ?Margarita rosit de plaisir.

- Je t’adore.

 En voyant Margarita entrer dans la boutique, Arias, éberlué, lâche brusquement la statuette qu’il astiquait et se précipite vers elle.

- Nous avons besoin d’une bague, une bague de fiançailles, précise Enrique.

Le sourire d’Arias se fige aussitôt.

- Dans ce cas, allez l’acheter ailleurs ! lance-t- il, rageur.

- Pourtant, il vaudrait mieux qu’elle te plaise, assure Margarita.

- Comment veux-tu qu’une telle bague me plaise, tu es folle !

- Même si c’est toi qui me la passes au doigt ? demande la jeune fille d’un air innocent.

Devant l’air abasourdi d’Arias, Gelmirez éclate de rire avant de lui expliquer la nouvelle situation.

- C’est trop beau pour être vrai, soupire Arias, et ça m’étonnerait que don Benito se laisse faire comme ça, même pour tes ducats.

- Ne crains rien, j’ai autre chose en tête et je saurais le rendre inoffensif. Quand on a affronté la jungle, ce n’est rien d’arracher ses crocs à un vieux chacal !

Après avoir laissé Margarita chez son amie Elena, Gelmirez se dirige d’un pas résolu chez Gregorio.

- Dis-moi, Gregorio, franchement, que penses-tu de mon père ?

- Franchement ?

Gelmirez hoche la tête.

- Je pense que c’est une crapule doublée d’une canaille, assène le jeune homme.

- C’est bien ce qui me semble, affirme Gelmirez. Et une telle crapule a sûrement pas mal de crapuleries à son actif ?

- C’est ce qui se murmure.

- Tu as certainement les moyens d’en savoir un peu plus long ? demande Gelmirez.

- Qu’as-tu l’intention de faire, Enrique ?

- Vois -tu, j’aime tendrement ma sœur et je tiens par dessus tout à son bonheur. Je sais qu’elle sera heureuse avec Arias mais je sais aussi que mon père cherchera à leur faire tout le mal possible dès que j’aurai tourné les talons. Et je ne tiens pas à rester ici, j’ai à faire en Castille. Alors je me disais que si j’avais un moyen de pression sur ce vieux grigou, il les laisserait sans doute en paix.

- Bref, tu veux le faire chanter, résume Gregorio.

- Exactement. J’en appellerai bien à son amour paternel et à ses devoirs de chrétien mais j’ai un doute, fugace certes, mais un doute tout de même.

Amusé, Gregorio regarde son ami.

- Tu sais que ce que tu me demandes est parfaitement illégal ?

- Qu'est-ce qu’il y d’illégal à enquêter sur des affaires qui devraient être transparentes comme eau de source ? demande Enrique avec un sourire angélique. Et puis je te fais confiance, tu t’arrangeras pour rester dans la plus stricte légalité.

Gregorio a un sourire en coin.

- Et bien d’accord, ce sera avec plaisir, mon ami. Je vais fouiner un peu.

- Et trouver beaucoup, j’espère.

- Avec l’aide de Dieu et de Saint Mathieu.

- Amen.

Dans la rue, Gelmirez retrouve Sebastian.

- Et bien, interroge Gelmirez, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as l’air d’un chat qui a trouvé un pot de crème.

- Je viens du marché, explique l’Indien, c’est tordant. Ta richesse nouvelle a déjà fait le tour de la ville et ça discute dur. C’est fou le nombre d’amis que tu as maintenant !

- Donec felix eris, multos amicos numerabis.

- Tu dis ?

- Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d’amis, c’est du latin.

Mais Sebastian a déjà le regard ailleurs.

- Regarde un peu qui vient là, déclare-t- il.

Gelmirez suit son regard et aperçoit la servante de Jimena qui feint de ne pas les voir. Mais en passant près d’eux, elle lance à mi-voix.

- Il faut que je vous parle, suivez- moi.

Un instant interloqué, Gelmirez observe qu’elle s’arrête dans un recoin obscur et décide de l’y rejoindre.

- C’est ma maîtresse qui m’envoie, murmure la femme, elle veut absolument vous voir mais elle ne peut décemment vous inviter, son mari est très jaloux. Si vous pouviez passer à la maison, comme par hasard, il n’aurait rien à dire et elle vous en serait très reconnaissante.

- Dis- lui que je passerai cet après-midi sans faute, assure Gelmirez sur le même ton.

- Je ne peux pas rester plus longtemps, affirme la servante, à bientôt.

Pendant qu’elle s’éloigne, Sebastian secoue la tête.

- Ca m’étonnerait que ce soit seulement pour tes beaux yeux.

- Tu parles ! Caresse de chat, ça donne des puces. Mais je vais évidemment y aller, ne serait- ce que par curiosité.

- Je ne veux pas rater ça, déclare Sebastian, mais ne t’inquiète pas, je saurai être discret.

 



08/02/2009
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 3 autres membres