A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 20 Des débuts difficiles

CHAPITRE 20 Des débuts difficiles

Amusé, Don Esteban songe à l’étrange escorte dont il bénéficie. C’est vrai qu’il a toujours été plus à l’aise avec les loups qu’avec les serpents. C’est vrai aussi que Monseigneur de Fonseca est plutôt indulgent. Et pourtant, il lui en a fait voir et, certes, aucun des deux n’est prêt d’oublier leur première rencontre en 1524. La révolte des Comunidades était  encore dans tous les esprits et le nouvel archevêque, nouvellement nommé, tenait à connaître rapidement son monde...

L’archevêque croise ses longues mains fines et soignées et fixe son secrétaire.

- Señor Niguera, je tiens absolument à connaître personnellement les prêtres de cette ville. Vous allez donc les recenser avec soin et me les envoyer les uns après les autres. Il faut que je sache à qui j’ai affaire. Je crains fort que les esprits ne soient encore bien ardents et la mansuétude de sa Majesté don Carlos ne doit pas nous faire oublier la plus élémentaire prudence. Allez.

C’est ainsi que pendant plusieurs jours les prêtres des nombreuses paroisses tolédanes défilèrent dans le magnifique bureau de l’archevêque. Ce dernier compulse les papiers étalés devant lui.

- Dites-moi, Señor Niguera, dans ses notes, Monseigneur Cisneros parle beaucoup d’un certain Don Esteban. Pourtant il ne me semble pas l’avoir vu.

Le serviteur se trouble et déclare, un peu embarrassé.

- En effet, Votre Excellence. Il n’est peut-être pas indispensable que vous le rencontriez.

L’archevêque lève un sourcil interrogateur.

- Señor Niguera, j’ai dit que je voulais connaître tous les prêtres tolédans. Ce Don Esteban est bien prêtre, que je sache ?

- Assurément, Votre Excellence, assurément. A Santo-Tomé.

- Dans ce cas, je veux le voir. A moins que vous  n’ayez  une  raison sérieuse de vous y opposer ?

- M’y opposer, Monseigneur ? A Dieu ne plaise que je pense seulement à m’opposer à votre volonté. Mais ce Don Esteban est un homme bizarre, fantasque, emporté et, je dois le dire, assez rude.  Il fréquente plus les mauvais lieux que les chapelles privées.

- Et bien, raison de plus de me l’amener le plus rapidement possible. Les notes de Monseigneur Cisneros et vos propos ont aiguisé ma curiosité.

Niguera réprime un soupir, s’incline et se retire.  Puis il respire profondément et prend le chemin de Santo-Tomé. Don Esteban est absent mais Clara balaie l’église avec soin et sourit au nouvel arrivant.

- Vous désirez, Señor ?

- Il faut absolument que je voie Don Esteban.

- C’est qu’il vient de partir chez un de ses paroissiens.

- C’est une affaire de la plus haute importance, déclare Niguera d’un ton pincé.

- Bien.

La jeune femme pose son balai, avise un gamin dans la rue et fait signe à Niguera de le suivre. Peu de temps après, ils arrivent devant une demeure d’apparence très modeste.

- C’est là, lance le gamin.

Et sans plus s’occuper de l’envoyé de l’archevêque, il le plante là et se joint sans tarder à une bande de galopins qui jouent dans la cour voisine. Niguera frappe une, deux fois mais aucune réponse.  Il attend un instant puis se décide à entrer. Des bruits de voix le guident jusqu ‘à une pièce minuscule où plusieurs personnes sont agenouillées autour d’un lit. Il reconnaît sans difficulté le prêtre assis sur une chaise près du lit où geint un vieil homme.

- Don Esteban ?

Le prêtre tourne vers lui un regard très noir.

- Vous désirez, Señor ?

- Monseigneur l’Archevêque demande à vous voir.

Don Esteban hoche la tête.

- Je passerai le voir dès que je pourrai.

L’autre écarquille de grands yeux.

- Monseigneur a dit « tout de suite » !

- Et moi, je vous dis « plus tard » ! réplique vertement le prêtre, agacé.

- Le service de Monseigneur n’attend pas !

- Celui de Dieu non plus ! Allez dire à votre archevêque que j’ai autre chose à faire que de répondre à ses convocations.  Je ne vais pas quitter le service du Maître pour celui de Son serviteur.

Sous le coup, Niguera blêmit.

- Je vais rapporter vos paroles à Monseigneur ! menace-t- il

- Mais j’y compte bien ! Et surtout n’en oubliez pas une syllabe ! Mais par pitié déguerpissez ! Mon maître à moi ne peut attendre !

Vert de rage, l’envoyé de l’archevêque tourne les talons et fait un rapport très détaillé à Monseigneur de Fonseca qui l’écoute avec un soin extrême.

- Vraiment, il a dit cela ?

- Mot pour mot, Monseigneur !

Fonseca se renverse dans son fauteuil.

- Ce Don Esteban m’intrigue de plus en plus... Bien, inutile d’insister. Espérons seulement qu’il tiendra parole et ne tardera pas à venir me rendre visite.

- Votre Excellence va tolérer cette insolence ? s’indigne Niguera.

- Je tiens surtout à éviter toute maladresse et à m’entretenir directement avec cet homme.

- Si Votre Excellence croit que j’ai exagéré... commence Niguera d’un ton pincé.

- Loin de moi cette idée, Señor Niguera. Mais un personnage qui se permet de désobéir à son archevêque mérite quelque attention, ne croyez- vous pas ?

Niguera fait la moue, peu convaincu.

- Dès qu’il arrivera, s’il arrive, introduisez-le.

- Comptez sur moi, Monseigneur.

Mais toute la journée passa sans que Don Esteban ne se manifeste et c’est seulement le lendemain, très tôt dans la matinée qu’il se présente au palais épiscopal. Avant de l’introduire dans un petit salon, le portier le toise longuement, la mine dégoûtée.  Puis il va prévenir l’archevêque.

- Don Esteban est là, Monseigneur.

- Fort bien.  De quoi a-t- il l’air ?

- Plutôt d’un paysan, Excellence. Il est bien loin des hauts personnages que Votre Excellence reçoit habituellement.

- C’est à peu près ce que Niguera m’a dit hier mais il était tellement en colère... Décrivez le moi.

Le portier fronce les sourcils d’application, réfléchit un instant et déclare :

- Et bien, Monseigneur, il est assez grand, plutôt costaud, la mine décidée. Mais, si je puis me permettre, je n’ai jamais vu soutane plus élimée ni des boucles aussi indisciplinées.

- Des boucles ?

- Oui, autour de sa tonsure.

- Je vois. Allure tout à fait plébéienne, donc ?

- Absolument, Excellence. Rien de bien raffiné, assurément.

- Bon.

Un temps. Fonseca, songeur, contemple un instant ses mains fines et élégantes, les croise et les décroise deux ou trois fois et finit par ordonner :

- Amenez le moi.

Peu de temps après, Don Esteban est introduit dans la luxueuse pièce qui sert de bureau à l’archevêque. Sur un point, au moins, le portier n’a pas menti : la tenue plus que modeste du prêtre offre un contraste saisissant avec les étoffes de brocart, les cuirs de Cordoue et les tableaux précieux qui décorent la pièce.  L’archevêque fixe un instant le prêtre, sans mot dire puis tend la main. Don Esteban s’approche et baise docilement l’anneau épiscopal en tentant une révérence maladroite.

- Je suis charmé que vous ayez pu trouver un moment pour venir me voir, Don Esteban.

Sans percevoir l’ironie de la question, Don Esteban tente de s’expliquer.

- Après la première messe, j’ai un peu de temps, Monseigneur.  Je sais ce que demandent ceux qui sont venus, mais les autres ne sont pas encore arrivés. Ca me permet de m’organiser. Mais quand la journée est lancée, je n’ai plus une minute à moi.

- Je vois.  Je dois donc considérer que j’ai de la chance ?

Cette fois, Don Esteban comprend enfin l’allusion et se raidit.

- Je... je regrette de n’avoir pas pu venir plus tôt, Monseigneur mais quand votre serviteur est venu, hier, j’étais auprès d’un mourant et il était hors de question que je le quitte.

- Vraiment ?

- Évidemment ! J’aurais risqué de ne pas le retrouver en revenant !  L’assistance aux mourants est tout de même notre premier devoir !

- Et c’est plus important que de répondre à un ordre de votre archevêque ? lance Fonseca d’une voix coupante.

Don Esteban baisse les yeux, respire à fond puis regarde l’archevêque bien en face et répond posément :

- Oui, Monseigneur.

L’archevêque se renverse dans son fauteuil, croise les mains et observe longuement le prêtre qui ne cille pas.

- Don Esteban, cela fait combien de temps que vous êtes à Tolède ?

- Dix sept ans, Monseigneur. Je suis arrivé pendant la grande peste de 1507.

- Et vous avez toujours été à la paroisse de Santo-Tomé ?

- Oui, Monseigneur.

- Pourtant, je vois dans ces papiers que Monseigneur de Cisneros a voulu vous changer de ville en 1514 et y a finalement renoncé « sous la pression populaire », dit-il sans autre précision.  Pouvez-vous m’expliquer cela ?

Don Esteban rougit et déclare, gêné :

- Mes paroissiens s’y sont opposés, Monseigneur.

- Opposés, vraiment ? Vos paroissiens se sont opposés à la décision de l’archevêque ?

Don Esteban fait la moue.

- C’est que... vous comprenez, Monseigneur, ce sont de braves gens mais parfois un peu vifs. Ils ont besoin d’aide et surtout d’être écoutés... Ils ne demandent rien d’autre.

- Et vous vous y arrivez, sans doute ? Mieux que tous ? Vous leur êtes indispensable ? C’est bien votre avis ?

- Oh non, Monseigneur, au contraire !  J’ai toujours l’impression de ne pas en faire assez et il y a tant de misères à secourir ! Il y a des jours où je me dis que je n’y arriverai jamais et que ce que je fais est dérisoire...

- Mais vos paroissiens sont d’un avis contraire ?

Don Esteban se décide à sourire.

- Ils me font cet honneur, Monseigneur

Un temps.

- Et comment s’est exprimée cette « pression populaire » ? Vos paroissiens auraient- ils pris d’assaut le palais épiscopal ?

- Non, Monseigneur. C’est là une violence que je n’aurais jamais acceptée. Ils se sont contentés de s’installer aux abords du palais et de gêner au maximum les entrées et les sorties.

- Et cela a suffi ? Une simple gêne et Monseigneur Cisneros a cédé ? Voilà qui ne lui ressemble guère.

Don Esteban s’agite, mal à l’aise.

- C’est que, Monseigneur, parmi mes paroissiens, il y a un peu de tout, y compris quelques brigands et de nombreuses prostituées...

- Quoi ? Des filles de joie installées aux abords du palais ?

Don Esteban a un petit sourire triste.

- Filles de joie... murmure-t- il, quel nom mal choisi... on devrait plutôt dire fille de peines...

Fonseca a un geste agacé.

- Dois je comprendre que ces ...filles et ces brigands ont agi de manière à faire plier Monseigneur Cisneros ?

- Disons que Monseigneur en a eu assez du spectacle qu’ils offraient tous les matins et puis ils prélevaient une bonne part des provisions qui entraient dans le palais...

- Je le comprends ! Et vous qui êtes si apprécié, vous n’avez rien pu faire ?

- J’ai bien tenté de les raisonner mais ce sont des gens très obstinés et il est impossible de les faire changer d’avis quand ils ne le veulent pas.  Surtout quand ils pensent avoir raison.

Fonseca dédaigne de répondre mais ses doigts tapotent nerveusement les bras de son fauteuil. 

- Quand vous avez refusé de venir, hier, vous avez répondu que le service du Maître passait avant celui du serviteur.  Que voulez-vous dire par là ?

- Rien de plus que ce qui est dans l’Évangile « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ». En servant les pauvres, je sers Dieu.  Et Dieu ne doit- il pas passer avant tout ?

Fonseca hausse un sourcil interrogateur.

- On vous avait dépeint comme un rustre mais je vois que vous êtes aussi fin dialecticien.

- J’ai eu le meilleur des maîtres.

- Je sais que vous avez été au service du saint archevêque de Grenade, Fray Hernando de Talavera.

- C’est lui qui a décidé de ma vocation, Monseigneur.

- Et qui vous a sauvé la vie, si j’en crois ces notes.

Don Esteban soupire profondément.

- Et qui m’a sauvé la vie, Monseigneur.

- Pouvez-vous me dire dans quelles conditions ?

- C’est très simple : j’allais être pendu pour rébellion, Monseigneur. Les Rois Catholiques n’avaient pas tenu leur parole et la révolte a éclaté ; nous avons combattu plusieurs mois dans les Alpujarras et puis nous avons été vaincus.  Comme les autres, j’ai été condamné à mort mais je n’ai pas été exécuté dans les premiers. J’ai eu tout le temps de voir la mort arriver.

- Et c’est ce qui vous a amené dans la voie du repentir ?

- Non, Monseigneur Je venais de perdre ma femme et mes enfants et j’accueillais la mort comme une délivrance. Mais Fray Hernando de Talavera ne l’entendait pas ainsi et il a obtenu ma grâce.  J’ai mis longtemps à comprendre quel cadeau il me faisait. Mais je lui ai obéi.

- J’ignorais que vous saviez obéir, lance Fonseca, acerbe.

A ce moment précis, on frappe à la porte et le señor Niguera fait son entrée. Il ne remarque pas tout de suite Don Esteban et dépose une épaisse liasse de papiers sur le bureau.

- Voilà le courrier du jour, Monseigneur.  Ce maudit prêtre ne s’est pas encore manifesté, je suppose ?

Fonseca a un petit sourire en coin et fait un geste en direction du «maudit prêtre » qui sourit à son tour.

- Vous avez enfin réussi à trouver un moment de libre ? siffle-t- il.

- Paix, Niguera, lance l’archevêque. J’ai éclairci ce pont avec Don Esteban .N’en parlons plus.

- Votre Excellence est trop bonne avec un pareil misérable. La prochaine fois...

- La prochaine fois, c’est vous qui assisterez les mourants, je suppose, coupe Don Esteban, agacé. Si vous voulez prendre votre part de mes soucis, n’hésitez pas ! Ce n’est pas le travail qui manque !

- Non mais dites donc, réplique vertement Niguera, ne mélangeons pas tout.  Pour qui me prenez-vous ? Chacun son travail !

- Tout à fait d’accord ! Chacun dans son pré et les vaches seront bien gardées !

Furieux, Niguera fait un pas en direction du prêtre qui recule, fait un faux mouvement et perd l’équilibre.  L’archevêque secoue la tête.

-  Cette dispute est déjà inconvenante, Messieurs.  Veuillez cesser.

Penaud, Niguera baisse la tête tandis que Don Esteban tente en vain de se relever.

- Et bien qu'est-ce que vous attendez, Niguera ? gronde l’archevêque. Aidez-le à se relever ! Vous voyez bien qu’il a une jambe raide !

Le secrétaire obéit aussitôt et tend la main à Don Esteban.  Fonseca fait un geste vers la liasse déposée sur son bureau.

- Allez donc classer ce courrier, Niguera, et laissez nous.

Le secrétaire salue profondément l’archevêque et sort sans le moindre regard à Don Esteban.

- Je constate une fois de plus qu’on ne m’avait pas menti, Don Esteban : la patience n’est pas votre qualité première.

Don Esteban soupire.

- Je le reconnais bien volontiers, Monseigneur et la colère est le péché auquel je succombe le plus facilement. Mais un de mes amis marins disait que ce qu’il redoute le plus, ce n’est pas la tempête, c’est le pot au noir, le calme plat qui immobilise les navires.

Fonseca hoche la tête et consent à sourire.

- Bien. Mais j’ignorais que vous aviez une jambe raide. Ce n’est consigné nulle part.

- Monseigneur Cisneros a certainement considéré que c’était là un détail sans importance. A juste titre d’ailleurs.

- Et puis -je vous demander comment cela est arrivé ?

Nouveau soupir du prêtre.

- Cela fait presque vingt ans, Monseigneur.  Comme vous le savez, Fray Hernando de Talavera a été injustement calomnié et accusé de rites sataniques et autres abominations. Sa famille et ses serviteurs ont été appelés à... témoigner.

Fonseca apprécie en connaisseur le choix du verbe.

- Et alors ?



17/12/2008
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