A SUIVRE Le Voyage à l\'envers

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CHAPITRE 12 Un caillou dans la chaussure

CHAPITRE 12 Un caillou dans la chaussure

       

Carlos, maussade, observe sans la voir la nouvelle dague qu'il vient d'acheter quand on lui annonce l'arrivée de son cousin Hernando. Il remarque aussitôt sa mine morose. Hernando doit le sentir et lance :

- Je viens très exactement me faire offrir à boire, déclare-t- il

- Tout ce que tu veux.

Les jeunes gens dégustent leur vin en silence puis Carlos finit par demander :

- Il est arrivé quelque chose ou tu avais seulement envie de me voir ?

Hernando hausse les épaules et marmonne :

-  C'est ce maudit Indien... mon père a dû voir le tien...

- Je vois. Même réaction ?

- Même réaction.

Un temps.

- Enfin quoi, explose Hernando, ce n'est tout de même pas un crime !

- J'avoue que je ne sais plus très bien où j'en suis... reconnaît Carlos.  Ma mère vient de me raconter Malaga, avec tous les détails ; de quoi te dégoûter à jamais des exploits et des faits d'armes.

Hernando finit son verre. Carlos lui lance un regard rapide.

- Si on allait voir Don Esteban ? Il nous aiderait sûrement à y voir clair.

- Ca, c'est une grande idée !

Peu de temps après, les jeunes gens arrivent à Santo-Tomé et racontent l'incident à Don Esteban. Celui-ci les regarde d'un œil sévère.

- J'espère que vous ne venez pas chercher l'absolution ? lance-t- il sèchement.

Les deux cousins soupirent.

- A vrai dire, padre, nous ne savons plus que penser, déclare Carlos

- J'ignorais que penser était dans vos possibilités, rétorque Don Esteban, acide.

Carlos lui lance un regard timide.

- Dites, padre, vous saviez pour Malaga ?

- Hélas, oui.

- Et c'était aussi horrible ?

- Encore plus.

Hernando, lui, triture son chapeau et finit par lâcher :

- Nos pères nous ont traités comme des gamins, padre.

- Et qu'êtes-vous d'autre ? Si vous voulez qu'on vous traite en hommes, agissez en hommes.

Hernando plisse les lèvres, boudeur.

- Je n'ai jamais été aussi humilié, poursuit- il.

- Ca te va bien de parler d'humiliation ! tonne Don Esteban. Qu'as- tu fait d'autre avec cet Indien ?

- Mais padre, proteste Hernando, c'est un sauvage, un mangeur de chair humaine...

- Ca, tu n'en sais rien ! Mais ça met ta conscience à l'aise, hein ? Trouver des torts à la victime, c'est vieux comme le monde, nul doute que Caïn en a trouvé à Abel !  Et puis tous ces conquérants ne font que massacrer et laisser les corps pourrir au soleil ! Ca change tout !

- Mais enfin, padre, vous ne pouvez pas faire ce genre de comparaison !

- Là, tu as raison. D'un côté, je vois un malheureux esclave arraché à tout ce qu'il connaissait et livré à une brute sans pitié. Et de l'autre des enfants sans cervelle, trop gâtés par le sort et qui s'acharnent sur un homme sans défense.

- Exactement ce que dit Maman, soupire Carlos.

- Doña Sol a toujours été une femme suprêmement intelligente et qui plus est, une femme de cœur, elle !

Mais Hernando ne veut pas renoncer à sa colère.

- Mais enfin, padre, si vous les aviez entendus ! A croire que nous avions commis les pires crimes ! Ce n'est pas si grave, tout de même !

Don Esteban l'observe un instant.

-  Dis-moi, mon petit, tu ne serais pas en train de te chercher des excuses, par hasard ? Parce que, si c'est le cas, tu t'es trompé de porte !

- On voulait juste s'amuser...

- C'est sûrement ce qu'ont dit les hommes qui outrageaient le Christ ! L'insulter, le flageller et le couronner d'épines ont dû être des distractions de choix !

Frappé, Hernando rougit et baisse les yeux.

- Oublies-tu que Notre Seigneur promet la damnation éternelle à celui qui ne sait pas accueillir l'Étranger ? S'Il est mort sur la croix pour racheter nos fautes, ce n'est pas pour que de sales gosses répètent son martyre sur le premier malheureux venu ! Car dis-toi bien que le Christ souffre dans tout homme qu'on persécute !

Un temps. Don Esteban reprend son souffle tandis que Carlos et Hernando, l'oreille basse, fixent le sol sans le voir.

- Vous êtes impitoyable, padre, lâche Carlos.

- Depuis le temps, tu devrais le savoir, mon petit. Qu'est-ce que tu espérais en venant me voir ?

- Je ne sais pas... Y voir un peu plus clair peut-être ...

- Et bien c'est simple : maintenant il faut choisir ton camp et vite. Mais si c'est celui du mal, inutile de revenir. Vous me décevez profondément, mes enfants et je croyais vous avoir mieux élevés.

Les deux cousins se consultent du regard, penauds.

- Qu'est-ce qu'on peut faire, padre ? interroge Carlos.

- Enfin une bonne parole ! D'abord prier. Allez tout de suite aux pieds de Notre Dame afin qu'elle intercède pour vous auprès de Notre Seigneur et qu'elle vous inspire un repentir sincère. Pas une hypocrite contrition des lèvres mais un changement complet et véridique. Et en actes. C'est à ce prix seulement que vous pouvez espérer la paix de l'âme et peut-être le pardon divin. Je compte sur vous.

Les jeunes gens acquiescent et s'agenouillent devant la Dame au Sourire. Don Esteban les observe un instant et secoue la tête.

- Allons, il y a encore quelque chose à en tirer, songe-t- il, mi en colère, mi -attendri.

Enfin, après avoir prié avec ferveur et enfin reçu la bénédiction tant attendue, ils ressortent de l'église beaucoup plus légers mais encore sonnés par la mercuriale. Ils retrouvent avec plaisir l'animation de la rue. Non loin d'eux, Angelina exerce ses talents aux dépens d'un quidam très attentif qui fixe avec inquiétude sa paume ouverte. Soudain on entend une voix furieuse.

- Arrière, femme impure ! Cesse immédiatement ce commerce infâme !

La gitane relève les yeux et reconnaît Don Tomas.

- Ca y est, voilà que ça le reprend ! lance-t- elle, déclenchant les rires de l'assemblée.

- Comment oses- tu, chienne impudique ?

- Que voulez-vous, padre, il faut bien gagner sa vie. Tout le monde ne peut pas faire fortune aux Indes !

Don Tomas se redresse.

- Ma seule gloire c'est de servir Dieu !

Angelina fait la moue et, le sourire aux lèvres, observe avec insistance la grande chaîne d'or ornée d'une croix très ouvragée qui barre la poitrine du moine, ses bagues serties de joyaux, les fines dentelles qui rehaussent sa tenue taillée dans les tissus les plus coûteux et ses chaussures à la dernière mode. Puis elle lance, moqueuse :

- C'est flagrant, padre. Toute votre personne respire l'humilité !

Les rires redoublent et Don Tomas se retire dignement, du moins le croit-il. Carlos et Hernando rient de bon cœur et poursuivent leur chemin vers San-Martin où demeure Hernando.  En passant devant Saint Jean des Rois,    Hernando soupire.

- Maintenant que José est revenu, j'espère qu'il ne va pas retrouver trop vite le chemin de ma maison. Il habite un peu trop près à mon goût.

- Regarde un peu son vieux palais. IL tombait presque en ruine et le voilà flambant neuf, renchérit Carlos. Les architectes et les décorateurs y sont encore.

À ce moment précis, les jeunes gens entendent des clameurs et une galopade effrénée : soudain, devant eux, surgit Pedro qui court droit devant lui, sans rien voir, comme une bête traquée. Carlos et Hernando hâtent le pas. Presque aussitôt apparaissent don José et don Martin  à cheval, suivi de plusieurs de leurs amis.

- Le voilà ! crie don Martin.

Carlos et Hernando se consultent du regard et se précipitent vers l'Indien effondré contre un mur, hors d'haleine, épuisé.  A son tour, don José s'est élancé mais Carlos et Hernando se tiennent devant l'Indien, l'épée au poing.

- Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? gronde don José

- Justement, rétorque Carlos, nous aimerions bien le savoir. Tu as inventé un nouveau jeu ?

- La chasse à l'Indien ! réplique don Martin d'un ton allègre. Chacun peut y participer et sans traverser l'Océan.

- Maintenant poussez vous de là, ordonne don José et rengainez vos épées, vous êtes ridicules.

- Pas question, rétorque Carlos. Nous n'avons pas fini notre chasse.

- Votre chasse ? relève don Martin

- Oui, la chasse aux imbéciles ! Et vous m'avez l'air d'un gibier de choix.

Don José éclate de rire.

- Regardez-moi ce petit garçon bien sage ! Il a bien appris sa leçon !

- Comme il la récite bien ! renchérit Martin. C'est ça qu'il y a de bien avec les enfants : ils peuvent changer de jeu en une journée, le temps de se faire gronder.

- Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, rétorque Hernando.

José lui lance un regard mauvais.

- Maintenant ça suffit. Écartez-vous, qu'on en finisse !

Pour toute réponse, Carlos et Hernando se mettent en garde. À ce moment précis, on entend une voix furieuse.

- C'est pas bientôt fini, ces bêtises ?

Don José cherche des yeux l'insolent et blêmit en reconnaissant Teresa.

- J'ai acheté des perdrix pour vous faire un repas fin, fulmine la cuisinière, je rentre à peine du marché et c'est pour voir ça !

- Comment oses-tu... commence don Martin

- J'oserai bien davantage si vous ne laissez pas ce garçon tranquille !

- Sais- tu bien à qui tu parles ?

- Oui, à un imbécile doublé d'une brute !

Don Martin s'en étrangle de fureur.

- Tu me dois...

- Je ne vous dois rien du tout ! coupe Teresa.  Que je sache, vous n'êtes pas mon maître, Dieu merci !

- Suffit ! lance sèchement don José.

Teresa le fixe un instant, la mine résolue, puis se dirige vers Pedro d'un pas décidé. Carlos et Hernando s'écartent précipitamment tandis que la cuisinière prend l'Indien par l'épaule et l'entraîne sans que personne n'ose intervenir. Puis l'assemblée se disperse. Carlos et Hernando, restés seuls, se consultent du regard et éclatent de rire.

- Tu crois que Don Esteban serait fier de nous ?

- Sûrement ! Et encore plus de Teresa !



17/12/2008
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