CHAPITRE 103 Les mets préférés des dieux
CHAPITRE 103 Les
mets préférés des dieux
Ce matin là, le soleil brille sur Tolède et Ana,
accompagnée de Pedro, flâne avec délices sur le Zocodover. Toujours curieuse et
avide de nouveautés, elle s’attarde devant les étals qui présentent des
produits exotiques. Pedro s’amuse de son émerveillement.
- J’ai
toujours adoré les marchés et les produits un peu étranges, explique-t- elle.
Le monde est tellement grand et il y a tant à connaître !
-
J’imagine très bien ce que tu as fait endurer à cette pauvre Doña Isabel, se moque-t-
il.
- Plus
encore que tu ne le crois. Je reconnais
que l’obéissance n’est pas ma qualité la plus éminente. Tiens, une fois,
j’étais très attirée par un cristal.
- Un cristal ?
- Oui,
une pierre étrange, pure, froide et irisée comme un diamant. Mais c’était un
cristal de roche, avec des formes tourmentées et des reflets de toutes les
couleurs. Il m’a tout de suite plu... il m’a semblé qu’il m’appelait. qu’il m’attendait,
comme si de toute éternité, nous avions dû nous rencontrer. C’est complètement
insensé, non ?
- Pas du tout ? C’est même très intéressant.
Ana s’enhardit et poursuit.
- J’avais une douzaine d’années et j’ai donné mes
boucles d’oreilles pour l’avoir, en cachette bien sûr. Qu'est- ce que j’ai
entendu ! Mon père voulait les rapporter au marchand et lui faire comprendre sa
façon de penser mais il était déjà reparti. C’était un tout petit étal et
personne ne le connaissait. Finalement,
j’ai gardé mon cristal et je l’ai encore. Ce qu’il a pu me faire rêver ! J’y
voyais des cités perdues, des personnages mystérieux. J’en rêvais même la nuit. Oh regarde !
Elle se dirige vivement vers l’étal où elle a
remarqué une plante pour le moins curieuse. De forme oblongue, d’un beau jaune
d’or brillant, elle semble formée de petits grains très serrés. A côté des sachets de toile emplie d’une
poudre jaune à l’aspect engageant.
-
Qu'est-ce que c’est ?
Pedro sourit et saisit la poudre avec émotion et
la fait couler entre ses doigts.
- C’est
du maïs, une plante infiniment précieuse.
Au pays de ma mère, c’est même un dieu. Un dieu bienfaiteur et tout
puissant.
Ana fronce les sourcils.
- Un dieu bienfaiteur et tout puissant... ça me
rappelle quelque chose.
Pedro contemple l’épi doré.
- Le maïs est à la base de tout et chez nous, on
le mange à toutes les sauces, c’est le cas de le dire.
Mais Ana a déniché une nouvelle curiosité et ne
l’écoute plus.
- Qu'est-ce que c’est, cette pâte brune ?
Le visage de l’indien s’éclaire.
- Tchocolatl. C’est la nourriture des dieux. Tout
le monde adore ça, surtout les enfants. C’est très bon.
Le marchand renchérit :
- Cela vient de Séville, señora. Il arrive tous
les jours des produits exotiques et plus curieux les uns que les autres.
Il se penche un peu.
- Je vois que vous avez acheté une poule d’Inde.
Il parait que c’est délicieux.
De plus en plus intriguée, Ana observe
attentivement les produits inconnus. Puis elle s’adresse à Pedro.
- Évidemment, toi, tu connais.
- Bien sûr, acquiesce l’indien. Je sais même les
cuisiner.
- Vrai, tu saurais ?
Pedro hoche la tête avec conviction.
- Je vous assure que ce tchocolatl fait fureur à
Séville,insiste le marchand. On dit même que c’est bon pour les mélancoliques
et pour beaucoup d’autres maladies.
Ana sourit.
- C’est d’accord, je vais essayer ces merveilles.
Bientôt les jeunes gens sont de retour chez eux.
Ana se précipite dans la cuisine.
- Aujourd’hui,
repas indien, annonce--t-elle à Carmen ébahie.
- Comment
ça indien ? Ici la cuisinière, c’est moi, proteste la brave femme.
Mais Ana a déjà débarrassé la table.
-
Personne ne dit le contraire, Carmen et je sais bien que tu es la meilleure
cuisinière de toute la Castille. Mais il faut bien changer un peu de temps à
autre. J’ai trouvé au marché des produits qui viennent des Indes et j’ai très
envie de les goûter.
Carmen hausse les épaules.
- Des
produits qui viennent des Indes. Il n’y a que toi pour avoir des idées
pareilles.
-
Détrompe -toi, cela fait fureur à Séville.
Carmen
se tourne alors vers Pedro qui suit la scène, amusé.
- Tu as
bien besoin de lui donner des idées bizarres.
- Oh mais
l’idée est d’elle ; moi j’ai juste dit que je savais cuisiner ça.
Carmen soupire tandis qu’Ana pose son panier sur
la table et en sort une volaille dodue.
-
Regarde, une poule d’Inde. Il suffirait de la mettre à la broche et elle sera
succulente. Tu y arriveras ?
- Tu as
décidé d’être désagréable aujourd'hui ? Bien sûr que je saurais. Mettre une
volaille à la broche, c’est encore dans mes cordes !
Pendant qu’Ana déballe le reste de ses courses,
arrive Isabel, Domingo et Mariana sur ses talons.
-
Qu'est-ce que c’est, tout ça ? demande la duègne.
- Des
produits des Indes, lance Carmen, Madame s’est mis en tête de manger indien !
Que le Ciel nous préserve !
- Tu n’as
pas peur que ce soit dangereux ? s’inquiète Doña Isabel en baissant la voix.
Mais Pedro
a entendu.
- Ce
n’est pas dangereux, Isabel, c’est même très bon, vous verrez.
- Parce
que tu comptes nous en faire manger ?
- Quand
vous y aurez goûté, on ne pourra plus vous arrêter.
Devant la moue dubitative de la duègne, il éclate
de rire. Mais Ana est pressée.
- Que peux-tu
nous préparer pour ce midi ? Il est déjà
tard.
- Il faut laisser cet épi : il est trop mûr, ce
n’est plus mangeable. Garde-le comme décoration. Par contre, avec la poudre, je
vais te préparer un délice. Chez moi on dit qu’il y a trois cent soixante cinq
façons au moins d’accommoder le maïs. Mais je vais te montrer la plus simple ;
d’abord il me faut une petite marmite et de l’eau.
- Je vais
t’en chercher, propose Domingo, aussi curieux qu’Ana.
- Je
peux utiliser la marmite, Carmen ? demande l’indien
- Le
moyen de t’en empêcher !
- Merci. Il
faut d’abord que l’eau soit très chaude. Après, on verse la poudre et on remue
longtemps. Généralement, on fait ça à plusieurs et on se relaie parce qu’il ne
faut pas arrêter.
- Ca
commence bien, grogne la cuisinière.
- Ne t’inquiète
pas, Carmen, on s’en occupe, assurent Ana et Mariana d’une seule voix avant
d’éclater de rire.
Bientôt Domingo est de retour avec de lourds seaux
d’eaux et au bout d’un moment, Pedro peut jeter précautionneusement la poudre
dans l’eau et commencer à tourner le mélange avec une spatule en bois. Tous se relaient et peu à peu, le mélange
prend une couleur dorée et une consistance plus épaisse fort appétissante.
- En tout
cas, ça sent bon, affirme Domingo en humant la bonne odeur que répand la
marmite.
- Vous
n’êtes pas fatigués de tourner toujours ? On dirait des ânes à une noria ! lance
Carmen, moqueuse.
- Toi,
occupe toi de ta poule et laisse nous en paix ! réplique Ana du tac au tac. Tu
as intérêt à ce qu’elle soit réussie !
- Elle
est douce et tendre comme des genoux de moine ! proteste Carmen
Enfin, Pedro goûte la mixture et décrète que c’est
cuit.
- Maintenant,
il faut un grand plat . Toute l’eau est partie, on va pouvoir retourner la
marmite mais je préférerais le faire en une seule fois pour limiter les
risques.
Mariana se précipite, place un grand plat de terre
sur la table débarrassée et attend impatiemment la suite des événements. Pedro pose avec précaution la marmite sur la
table, la saisit fermement, respire un grand coup et, d’un geste vif, renverse
le tout sur le plat. Puis il retire doucement la marmite et un monticule jaune
clair apparaît devant les espagnols ébahis. Le premier, Domingo fourre son
doigt dans la bouillie et le lèche avec curiosité. Son visage s’éclaire.
-
Qu'est-ce que c’est bon ! déclare-t- il, béat, avant d’en reprendre.
Aussitôt
chacun, armé d’une cuillère, goûte avec délices le plat chaud. Tout à coup, on frappe à la porte. Isabel laisse à regret la cuisine et va ouvrir.
Giacomo la salue très bas.
- Mille
bonjours, Doña Isabel. Comment allez-vous ?
- Très
bien, Giacomo, tu viens nous vendre de l’eau ?
- Pas
vraiment. Je passais, j’ai eu envie de vous dire bonjour.
- Tu
tombes bien, Pedro nous a préparé un plat indien dont tu me diras des
nouvelles.
Surpris, Giacomo la suit à la cuisine. La table
est mise et il s’assoit sur le banc commun. Carmen apporte triomphalement la
poule d’Inde.
- Je
crois que ça, au moins, ça doit être mangeable.
Généreusement servi, Giacomo goûte d’abord avec
circonspection.
-
Mangeable ! C’est extraordinaire, tu veux dire. Jamais rien mangé d’aussi bon.
- Prends
aussi du maïs, suggère Ana.
- C’est
rigolo, affirme Giacomo, ça me rappelle un des anciens maîtres. Assez fêlé,
faut avouer. Imaginez vous qu’il était
fou de l’Antiquité.
- Comme
tout le monde, dit Ana. Les anciens étaient de grands penseurs.
- Sur,
Doña Ana mais lui, il se croyait revenu deux mille ans en arrière : chez lui,
tout était fait à la manière romaine. Il mangeait allongé, s’habillait avec des
toges et avait un char antique. Fêlé, je vous dis !
- Au moins, lance Domingo, tu ne devais pas t’ennuyer.
- Sauf
que la nourriture aussi était romaine et plutôt frugale. Le fromage blanc et
les olives, ça va un temps.
- Alors
comment cette bouillie peut elle te rappeler ce ... personnage ?
- Il
voulait me nourrir comme les soldats romains de l’époque : une bouillie de
farine d’orge, graines de lin et coriandre.
C’était pas aussi bon que ça mais ça y ressemblait un peu. Oh très peu.
J’en avais vraiment assez de sa polenta.
-
Polenta ? relève Ana. Pourquoi pas. C’est un joli nom pour un joli plat.
Adopté, polenta.
- Croyez
moi, Doña Ana, celle là va vite détrôner l’autre, j’en mettrais ma main au feu.
- Et
personne ne me félicite pour ma poule ? se plaint Carmen
- Nous
sommes bien trop occupés à la savourer, voyons Carmen. C’est délicieux. Tu es
une vraie perle, affirme solennellement Ana.
- Tout de
même !
- Tu vois
bien que tout ce qui vient des Indes n’est pas forcément empoisonné, Carmen,
déclare Pedro.
- Je te le dirai si nous passons la journée,
grommelle la cuisinière.
Domingo récure soigneusement son assiette.
- On n’avait pas parlé de dessert ?
Ana se met à rire.
- Domingo, tu n’es qu’un ventre, gronde Carmen.
- Je vais
tout préparer, assure Pedro. Si Carmen veut bien me céder la place.
La cuisinière hausse les épaules.
- De toute façon, assène-t- elle, tu as intérêt à
laisser ma cuisine propre comme un sou neuf !
Pedro prend un air innocent.
- Sou neuf ?
C’est quoi, sou neuf ?
- C’est ça, fais le malin ! Ca -t-’empêchera pas
de nettoyer tes saletés !
- Saletés ! relève Pedro, faussement indigné.
Alors que c’est l’œuvre d’un dieu.
- Raconte, lance Domingo, les yeux brillants
Pedro
sourit.
- Cela s’est passé il y a plus de cinq siècles, à
l’époque du roi dieu Quetzalcoatl, le Serpent à Plumes.
Ana sursaute.
- Le Serpent à Plumes ? répète-t- elle, d’une voix
étranglée
- C’est un dieu très pacifique, explique l’indien,
le seigneur des deux voies, fils de l’air et de la terre, dieu des arts et de
la joie.
- L’union des contraires, murmure Ana, troublée.
- Et alors ? lance Domingo, impatient e connaître
l’histoire.
- Il était une fois une princesse dont
l’époux était parti défendre les frontières de l’empire. Elle l’aimait
tendrement et avait juré de lui rester fidèle. Pendant l’absence de son mari,
la cité fut attaquée et l’ennemi voulut la forcer à révéler où était le trésor.
Mais elle refusa et fut tuée. Alors Quetzalcoatl décida de récompenser tant de
courage et de fidélité : du sang versé, naquit le cacaoyer dont les fruits
cachent un trésor de graines amères comme la souffrance, fortes comme la vertu,
rouges comme le sang.
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